Re-aimer son manuscrit (vraiment.) 🩹
Aujourd'hui on parle de séance de dédicaces, d'idées noires tapies dans l'ombre et des dragons qui se cachent au milieu des montagnes norvégiennes.
Cette lettre est longue : pour la lire en entier, n’hésitez pas à la lire en ligne.
Novembre 2021 : le premier tome de ma saga Les Enchanteresses est paru chez Hachette Romans il y a quelques semaines à peine, le 15 septembre précisément. Il s’agit de mon tout premier roman publié et, en réalité, de la toute première histoire que j’ai terminée de toute ma vie1. J’ai encore du mal à croire que, ça y est, j’ai réalisé mon rêve de gamine, ce rêve qui me berce depuis que je suis en âge de savoir lire et écrire : celui de faire partie de la team des écrivains et écrivaines dont on trouve les livres dans les rayons des bibliothèques et des librairies.
Le simple fait d’énumérer chaque étape de cette saga me colle le tournis : un premier manuscrit écrit et terminé alors que j’avais 26 ans, un contrat signé dans une grosse maison d’édition à peine quelques mois plus tard, le tome 1 qui sort l’année de mes 27, le tome 2 qui paraît six mois plus tard, une sélection à un prix littéraire2 et puis le tome 3 l’année suivante, sans oublier - bien sûr - le tome 4 publié quelques jours avant mes 30 ans.
Quatre romans en trois ans (sans compter la parution poche des deux premiers), une saga complète écrite de A à Z durant la seconde moitié de ma vingtaine... cette période de ma vie est passée si vite et en même temps je m’en souviens parfaitement.
Le rythme était si soutenu que je n’ai pu que la vivre intensément !
Le « rêve de gamine » ne correspond pas tout à fait à celui que j’avais enfant car entretemps j’ai grandi et j’ai réalisé la difficulté du monde de l’édition3, ses aléas ainsi que sa précarité ; mais je n’ai pas envie de l’abandonner pour autant.
De toute manière, je ne sais faire que ça : écrire.
Tout a toujours été un prétexte pour écrire. Les fanfictions4 rédigées à l’adolescence jusqu’au petit matin étaient une évidence : le matériau d’une œuvre originelle était là, sous mon nez, à attendre que je m’amuse avec pour le tordre, le pétrir, le malaxer à ma guise afin de créer mes propres histoires. Quand les blogs ont débarqué, je m’en fichais pas mal des photos pour illustrer mes billets, je voulais juste un prétexte pour pouvoir rédiger des pavés complètement autocentrés. Que ce soit de l’ordre de l’intime, du futile (comprenez tout ce qui a attrait aux centres d’intérêts féminins et qu’on méprise allègrement) ou du plus sérieux (comprenez des textes qui se voulaient politiquement engagés), j’ai noirci des posts entiers. Et lorsque je me suis mise plus sérieusement à produire du contenu pour les réseaux sociaux, ou à faire des vidéos, ou encore lors du lancement de mon (ex) podcast, je me pliais avant tout aux usages actuels pour parler de sujets qui me passionnaient. Mais au final, ma partie préférée dans ce travail de création est toujours restée la même : la rédaction d’un brouillon, d’un texte d’accompagnement ou d’un script afin de trouver les mots justes pour m’exprimer.
Sans surprise, il m’est déjà arrivé de regretter certains propos : je me suis déjà relue ou réécouté en étant en désaccord avec certaines de mes affirmation… et puis d’autres fois j’ai trouvé ça franchement pas trop mal, encourageant même ! Et puis… je ne pouvais pas me passer de cette sensation d’apaisement et de sérénité qu’apporte l’écriture. La concentration intense qu’elle requiert, la satisfaction quand un texte prend forme, le plaisir éprouvé à chaque session. L’écriture restera toujours à mes yeux une manière de décharger mon cerveau, de faire le point, d’exprimer mes vulnérabilités et surtout d’apprendre et de comprendre en permanence grâce à cet exercice si simple et en même temps si stimulant, si éprouvant et pourtant si galvanisant, qu’est l’écriture.
C’est fou tout ce qu’on fait « dans son coin » sans réaliser que ces phrases qu’on aligne les unes après les autres durant des années finissent par nous amener là où on devait être !
À savoir… heu… chez ses parents, au chômage, un jour de mars 2020 en plein confinement, un document Word complètement vierge qui s’étale sur l’écran de notre ordinateur portable qui mouline en attendant qu’on pose les premiers mots5. Dans l’écriture, il y a souvent un déclic inexplicable où on sait que cette histoire est la bonne.
Je n’ai jamais su expliquer quand est-ce que j’ai compris qu’il fallait que j’écrive sur Bleuenn, Flora et Lizig, trois adolescentes ordinaires que tout oppose, qui vivent dans le fin fond de la Bretagne et qui vont se lier d’amitié parce qu’elles n’ont pas le choix et que la magie vient bouleverser leur quotidien.
J’ai toujours raconté la vérité concernant cette saga, à savoir que l’histoire des Enchanteresses m’était venue assez naturellement : je connais cette région depuis l’enfance, j’y ai vécu trois ans après mes études à la fac, j’ai sillonné la campagne d’Ille-et-Vilaine à maintes reprises et une fois de retour à Paris, il fallait que je consigne tous ces souvenirs et ce chapitre de ma vie quelque part.
Avec cette tétralogie, je voulais rendre hommage au folklore breton avec un regard contemporain. Je voulais aussi écrire sur l’adolescence, cette période qui me fascine depuis que je suis môme, quand je rêvais d’en faire partie et qui a longtemps continué à me passionner une fois derrière moi, parce que j’avais réalisé à quel point, c’est vrai, on l’idéalise un peu trop et en même temps, qu’est-ce qu’elle nous forge6 ! Je savais que cette saga serait un hommage à tous ces souvenirs parfois joyeux, grisants, liés à l’adolescence… et d’autres fois plus amers, plus durs, qui font encore partie de moi, sans compter toutes ces références à la pop-culture avec lesquelles j’ai grandi, qui m’ont tellement appris et ému.
Je savais que cette saga serait une manière de faire le point, de déposer une part de moi quelque part, protégée par tout ce que la fiction permet de masquer, de relativiser, de modifier, de maquiller.
Et en ce mois de novembre 2021, alors que je participe à ma première dédicace, je pense à tout ça, justement. Enfin, pas touuut ça, puisqu’à ce moment-là, seul le premier tome des Enchanteresses est sorti. J’ai conscience de n’être qu’au début de tout : le début de ma vie d’autrice et le début de ma saga. Je suis encore en pleine phase de découverte, j’oscille entre l’anxiété permanente, l’émerveillement par intermittences et un profond désespoir presque constant. Un cocktail surprenant ! Peut-être parce que je sors d’une dépression sévère dont la phase aiguë a éclaté cet été ?
Il fallait bien qu’il y ait une ombre au tableau dans ce récit si inspirant, linéaire, presque rassurant… Mon ombre à moi se niche dans mon cerveau et elle ressort de temps en temps, de façon plus ou moins violente et durable.
À l’automne 2021, mes semaines oscillent donc entre des journées raccourcies au bureau, des rendez-vous à répétition chez ma psychologue ou ma psychiatre, ainsi que ma médecin généraliste. Un pas après l’autre, j’ai l’impression de tout réapprendre comme une enfant. Je tâtonne (ou plutôt j’en chie, disons-le), mes émotions ressurgissent au milieu de mes prises de médicaments et j’apprends à les réapprivoiser. Je ne suis plus en dépression sévère, je suis redescendue au niveau d’en-dessous, celui où je n’ai plus envie de crever en permanence. C’est déjà plutôt pas mal non ? Et pourtant les gestes du quotidien sont encore une épreuve de chaque instant. Je me fatigue vite, mes capacités cognitives ne sont pas entièrement revenues, je dois rester vigilante à la moindre sortie de route qui pourrait être une rechute. C’est aussi ça, ma vie à 27 ans.
Au milieu de ce brouillard, je ne sais pas trop ce que représente à mes yeux cette première dédicace. Cet événement est sans aucun doute une manière de savourer le chemin parcouru, de réaliser l’ampleur du travail abattu, toutes ces heures à écrire pendant des années sur tout et n’importe quoi jusqu’à avoir suffisamment confiance en moi pour me lancer dans ma propre histoire. C’est l’occasion de me répéter mentalement « you did it ! and you’ll do it again ! » et aussi d’analyser les émotions qui me traversent.
Je sens qu’une petite étincelle de joie crépite quelque part au fond de moi, mais elle a du mal à trouver sa place, étouffée par mes doutes et mes inquiétudes.
Assise derrière une table au milieu du magasin où j’ai été invitée, mon regard ne cesse de faire des allers-retours entre l’affiche qui annonce ma venue, la pile de livres devant moi n’attendant que d’être signée, le stylo que je tiens entre mes doigts7 et les clients qui flânent au milieu des rayons. Mon beau-frère est venu passer une tête pour me tenir compagnie, il s’est glissé derrière la table à côté de moi en attendant qu’on vienne à ma rencontre. Il n’y a pas grand-monde alors sa présence me rassure. Je me sens moins en terre inconnue.
Même si, pour être honnête, j’ai beaucoup de mal à comprendre ce que je fais là. Je ne parle pas d’un sentiment d’imposture8, juste de la dédicace en tant que telle qui me décontenance un peu. Ce jour de novembre 2021, je suis en train de réaliser la toute première de ma vie et je ne sais pas exprimer ce que je ressens pour ce moment. Je me demande si la dépression ne m’empêche pas d’y voir clair alors je refoule cette perplexité et cette incompréhension. Une fois rentrée à Paris, mon propos restera longtemps tout aussi flou et nébuleux que sur place. Depuis, il y a eu quelques autres séances de dédicaces, avec plus ou moins de monde et j’ai fini par comprendre pourquoi mon anxiété finit toujours par prendre le dessus lorsque je rencontre mes lectrices. J’ai dû me rendre à l’évidence que cet exercice est souvent éprouvant pour ma santé mentale9.
Trois-quatre lectrices se sont succédées depuis mon arrivée en début d’après-midi. C’est encore l’époque des masques et de certains commerces qui imposent des jauges à l’entrée. Les gens n’osent pas trop s’approcher des autres pour se parler, une distance implicite se créé que même mon livre n’arrive pas tout à fait à effacer.
Et soudain, je la remarque.
Elle a de longs cheveux bruns qui lui arrivent sous les épaules, de grandes lunettes dévorant la moitié de son visage, un bonnet enfoncé sur la tête ainsi qu’une grosse écharpe en laine tricotée pour se protéger du froid. Elle rôde autour du présentoir où sont exposés mes livres. Elle m’observe du coin de l’œil, un peu fébrile.
Timide.
Anxieuse.
Mais curieuse.
« Bon… bonjour ? »
Puisque je viens de la saluer, elle ne peut plus se défiler. Elle s’approche d’un pas incertain et pose un doigt sur la couverture de mon roman.
« C’est… c’est vous qui l’avez… écrit ? »
Sa voix n’est qu’un murmure. Un filet tremblotant dont je ressens l’effort surhumain qu’il lui a demandé. Elle n’aime clairement pas parler aux gens qu’elle ne connait pas. Enfin, ce n’est pas qu’elle n’aime pas, c’est que cela la met dans une position si inconfortable qu’elle préfère l’éviter. Je ne suis pas timide, mais ma propre anxiété sociale fait que mon empathie se décuple instantanément quand je ressens l’inconfort des autres pour cet exercice.
J’acquiesce avec un sourire.
« Ça parle de magie ? »
Je lui explique que c’est bien le cas et je prends le temps de lui raconter en détachant chacun de mes mots, à voix presque aussi basse que la sienne, de quoi parlent les Enchanteresses. Je ne peux pas m’empêcher de lui glisser que mes héroïnes sont des adolescentes comme les autres, parfois mal dans leur peau et qui apprennent à composer avec ce mal être voire à l’affronter. Je me dis qu’elle appréciera peut-être cet argument. Je n’ai aucune idée de si elle vit mal sa timidité, mais je veux qu’elle sache que mon livre peut s’apparenter à une forme de réconfort.
Mais elle n’a pas du tout l’air intéressée par cet aspect-là de mon histoire. Au contraire, elle a plutôt l’air déçu.
« Ah, donc ça se passe à notre époque ? »
J’hoche la tête une seconde fois. À présent, ses mains caressent la couverture. Mais elle est toujours aussi indécise.
« Qu’est-ce que tu aimes lire ? je lui demande après un court silence. »
« La fantasy, surtout. Enfin… plus précisément. Les dragons. »
À ce mot, son regard s’anime instantanément.
J’hausse un sourcil.
« Les dragons ? »
Je ne sais pas pourquoi ça me surprend autant. Je crois que c’est le fait que ce soit aussi précis. Elle aurait pu choisir les licornes, les citrouilles ou même les vers de terre que ma surprise aurait été la même.
« Oui, reprend-elle avec plus d’assurance. Je lis toutes les histoires avec des dragons. J’adore ça. »
Sa timidité s’est quasiment envolée. Le sujet l’habite complètement. Ça m’amuse autant que ça me plaît. Ça m’amuse, parce qu’elle s’est métamorphosée en une fraction de seconde. Ça me plaît, parce que j’adore les gens passionnés.
« Il… il n’y a pas de dragons dans votre histoire ? me demande-t-elle. »
Je me triture les méninges. Je la sens curieuse et en même temps, je n’ai pas envie de lui faire de faux espoirs.
« Non, j’admets après un moment d’hésitation. Enfin, pas tout à fait. Il y a… une créature dans le tome un qui ressemble beaucoup à un dragon. C’est… c’est une inspiration parmi d’autres. »
Histoire de lui assurer que je ne suis pas de mauvaise foi et que je ne cherche pas à lui refourguer mon livre juste pour réussir une vente, je prends le temps de lui décrire l’animal en question.
Mon monologue terminé, elle observe une dernière fois mon roman. Dans ma tête, c’est déjà perdu. Ce qu’elle veut, c’est un dragon. Rien d’autre.
Elle esquisse un pas en arrière, me remercie poliment et puis s’éloigne dans les rayons.
Voilà. J’avais raison. Perdu.
Tant pis.
Mon beau-frère a assisté à toute la conversation. On échange un regard entendu.
« Je crois que tu ne pouvais pas gagner face aux dragons, Sophie. »
Je crois aussi.
Et puis…
Une dizaine de minutes plus tard, elle revient.
Elle tient mon roman entre les mains et je devine qu’elle a profité d’une balade entre les rayons pour le parcourir un peu.
« Vous pouvez me le signer ? Je vais le prendre finalement. »
Un sourire s’étire sur mon visage. Je sens l’étincelle si fragile et instable grandir au fond de moi, un peu plus que d’habitude.
« Bien sûr, à quel nom ? »
« Charline. »
Charline ne le sait pas, mais elle fait partie des rencontres en dédicaces dont je me souviens avec la plus grande précision. Pas seulement parce qu’elle était présente à ma première dédicace10, mais pour ce que cet échange m’a inspiré. Elle était peut-être timide, mais elle ne s’excusait pas d’être qui elle était pour autant, à savoir une passionnée de dragons dont toutes les lectures gravitaient autour.
Charline est devenue dans mon esprit « la fille aux dragons », celle qui a provoqué en moi un déclic.
Durant mon trajet du retour, alors que je prenais conscience que je venais de terminer ma première séance de dédicaces sans savoir ce que j’arrivais à réellement ressentir à cause de la dépression, mon esprit revenait inévitablement vers elle.
Parce qu’à la différence de Charline, je n’aimais pas les dragons plus que ça. Ou plutôt, ils m’indifféraient. S’ils ont pu m’inspirer pour imaginer le monstre du tome 1 des Enchanteresses, c’est simplement parce que le dragon est un monstre incontournable. Difficile de ne pas penser à lui dès qu’on parle d’animaux fantastiques ! Le dragon peuple nos imaginaires depuis des siècles, c’est même fascinant de voir comme on le retrouve dans plusieurs cultures différentes avec plus ou moins d’importance. Face à Charline, je n’ai pas osé lui dire que les dragons, je n’en croise que dans les épisodes de Game of Thrones avant de vite les oublier.
Et pourtant c’est cette différence entre sa fascination pour eux et mon intérêt limité à leur égard qui fut le déclic. Le début de tout.
Durant l’année 2022, alors que le 2e tome des Enchanteresses paraissait et que j’attaquais la rédaction du troisième, j’ai souvent repensé à Charline et aux dragons. Je me demandais en permanence « Pourquoi est-ce que je n’apprécie pas autant les dragons qu’elle ? Qu’est-ce qui la fascine chez eux à ce point ? ».
Alors, entre deux sessions d’écriture sur les Enchanteresses, j’ai commencé à taper des mots clés dans Google. « Anatomie des dragons », « littérature sur les dragons », « les femmes et les dragons ». Mes interrogations permanentes avaient fini par me donner un embryon de réponses quant à mon propre désintérêt : j’associais les dragons à une forme de virilité un peu ridicule. Les dragons étaient synonymes de créatures féroces montées et/ou combattues par des hommes aux gros muscles. À part Daenerys Targaryen qui fait figure d’exception11, j’étais incapable de faire le lien entre les dragons et les femmes. Ce monstre légendaire faisait forcément partie d’un genre littéraire majoritairement écrit par les hommes et pour les hommes, où les femmes sont souvent des personnages en détresse qu’il faut aller sauver. D’où ma perplexité face à leur fascination que je jugeais un peu dépassée !
Et pourtant… les mois ont passé et mes recherches sur les dragons n’ont jamais disparu. Au contraire.
J’ai fini par comprendre à quel point les dragons sont ancrés dans nos récits et dans nos mythes. Que leur existence qui perdure est une manière de défier le temps qui passe. Qu’ils sont aussi un moyen d’exprimer des peurs anciennes et profondes liées à la mort, l’usage de la force, de la violence et de la guerre.
J’ai découvert que les écrits du XXIe siècle ne faisaient pas des dragons des monstres forcément assoiffés de sang comme les œuvres plus anciennes. Ils pouvaient même se révéler gentils, tolérants, serviables.
Néanmoins, il est encore courant que les dragons s’inscrivent dans des récits qui ne cherchent pas forcément à détourner les codes plus classiques et qui peuvent même être franchement conservateurs.
Et au milieu de tout ça, de ces courants qui s’opposent et se confrontent, les personnages féminins jouent des rôles plus ou moins importants et ambivalents.
Passionnant, n’est-ce pas ?
En septembre 2022, j’ai embarqué pour le Nord de la Norvège. C’était la deuxième fois que je mettais les pieds dans ce pays qui ne finit pas de m’éblouir. J’ai atterri dans les Lofoten où j’ai passé mon temps à admirer ses îles rapprochées les unes des autres desquelles surgissaient des montagnes gigantesques. Je rêvais de voir cet endroit de mes propres yeux depuis des années et j’en ai savouré chaque instant pendant dix jours qui sont passés trop vite. J’ai sillonné sa végétation verdoyante, pris de la hauteur pour mieux observer l’horizon, me suis assise au bord du vide afin de me rapprocher toujours plus près de toutes ces montagnes entourées d’eau turquoise. Je me suis sentie vivante, heureuse, accomplie.
Et au milieu de la fraîcheur déjà installée alors que nous n’étions encore qu’en été, j’ai songé « un dragon pourrait surgir de derrière l’une de ces montagnes que ça ne me choquerait pas ».
Leurs sommets embrumés, le calme infini qui y règne, sont propices à l’imagination.
Ce jour-là, j’ai su que je tenais une nouvelle histoire. J’ai su que j’écrirais sur les dragons après les Enchanteresses. J’ai su que mon avis sur eux avait changé. Ils ne m’obsédaient pas, mais ils me fascinaient suffisamment pour que j’en fasse un récit.
En 2023, j’ai rédigé à la volée quelques lignes du premier chapitre. C’était plutôt mauvais, mais je cherchais avant tout à inscrire quelque part l’histoire que j’avais en tête. J’avais cette fille d’à peine dix-huit ans qui ne quittait pas mon esprit. Dès que je fermais les yeux, sa moue boudeuse et son air impénétrable apparaissait. Il fallait que je raconte ce qui lui était arrivé. Et pour ça, elle devait rencontrer des mes dragons.
Je trépignais d’impatience à l’idée de me jeter dans ce nouveau projet, à tel point que je me suis penchée sur les dernières sorties littéraires sur les dragons qui battaient leur plein12… malheureusement je n’y ai pas trouvé ce que je cherchais. Cependant, cette déception ne m’a pas du tout inquiété ou découragé. Au contraire. L’une des raisons qui me pousse à écrire est que n’importe quel sujet a déjà exploité, mais on peut toujours trouver une manière de l’aborder et de le raconter différemment. C’est même là tout l’enjeu du métier d’écrivain.
Cette même année, j’ai dévoré d’une traite La vie invisible d’Addie Larue de V.E Schwab durant un vol Paris-Montréal. J’ai été époustouflée par la plume, la poésie et la façon dont l’autrice joue avec le surnaturel. Elle m’a fait découvrir un nouveau genre littéraire, le magical realism13 et j’ai su que j’avais mis le doigt sur quelque chose que je voulais creuser en écrivant sur les dragons.
À force de laisser mûrir le sujet dans un coin de mon esprit, j’avais fini par comprendre ce que je voulais faire avec ces dragons. Je ne voulais pas écrire de la fantasy. Je voulais leur offrir un regard entièrement contemporain ancré dans le réel. Aussi étrange que ça puisse paraître, je voulais que leur présence se fasse parmi nous, dans notre monde.
Je ne voulais pas les revêtir d’une seule goutte de magie. Je voulais réfléchir à notre rapport à eux et par extension, je voulais d’une certaine manière repenser le lien entre les femmes et les dragons.
Début 2024, le dernier tome des Enchanteresses est paru et il fut temps pour moi de tourner la page. J’avais passé tout mon mois de janvier à osciller entre le plan de mon histoire sur les dragons et cette ultime parution. Le début du mois de février fut l’occasion d’attaquer la rédaction. J’ai su assez vite que mon récit sur les dragons se rangerait dans la catégorie young-adult. Je tenais à écrire un récit plus gris et plus sombre que ma première saga. Je voulais encore aborder des thématiques liées à l’adolescence et à l’adulescence, mais je voulais le faire différemment. J’avais besoin d’aborder des souvenirs plus épineux, des expériences plus éprouvantes et qui pourtant concernent beaucoup d’entre nous. Je voulais laisser une place importante à la violence dans mon texte avec tout ce que cela implique.
Je n’ai pas réalisé de suite à quel point j’avais beaucoup à raconter et à détricoter sur cette histoire de dragons. J’ai mis du temps à comprendre que si cette histoire me prenait autant aux tripes c’est parce que j’y avais déposé une partie de moi, comme n’importe quel auteur le fait avec un roman, mais que cette fois-ci ce serait un gros morceau. J’ai imaginé des personnages blessés, en souffrance, j’ai imaginé une héroïne recroquevillée sur elle-même qui n’a plus confiance en rien et en personne. Je l’ai créée et maintenant, je devais tout faire pour essayer de la réparer, de les réparer.
Alors je me suis mise des barrières pour me protéger. J’ai parfois opté pour la stratégie de l’évitement en ne me plongeant pas assez dans le texte, en survolant certains sujets en même temps que je les multipliais. J’ai essayé que ce soit un peu moins pénible et lourd à porter.
J’ai fini le premier jet en septembre après plusieurs pauses et relectures… et j’ai eu une forme de rejet. J’avais honte de mes 150 000 mots. Après huit mois d’écriture, j’avais honte d’avoir passé autant de temps sur un texte que je jugeais encore inabouti. Je n’arrivais pas à gérer mes émotions contradictoires : ce texte qui avait fini par m’habiter et qui pourtant ne fonctionnait pas comme je l’imaginais. J’en ai pleuré, fait des insomnies, classé le sujet comme sensible et décrété qu’il ne fallait plus en parler.
Et parce qu’en écriture on parle souvent de l’urgence qu’on ressent à écrire, je suis revenue dessus après une pause de plusieurs semaines. Au fond, il me collait à la peau.
Cet hiver, j’ai pris le temps de le relire, j’ai écouté les retours de ma relectrice (la seule qui a eu le droit de le parcourir pour le moment 🙈), j’ai aussi listé les miens, j’ai fait le point. Ses défauts m’ont encore sauté aux yeux, mais j’ai aussi trouvé des solutions (et on m’en a aussi donné, ce qui est très précieux). J’ai réalisé que je n’étais qu’à la moitié du travail et qu’il me restait encore beaucoup à construire.
Alors depuis le début de cette nouvelle année, je me suis retroussé les manches. Comme vous le savez, ce manuscrit est désormais scindé en deux. Ce n’est plus un seul roman, mais une duologie. Cette nouvelle structure m’a permis de l’aborder de façon plus apaisée et de me concentrer sur tout ce qui avait été à peine effleuré. Depuis le 1er janvier, j’ai aussi fait le choix de prendre le temps. J’écris moins souvent, mais mieux. Bon, je suis tombée malade ce mois-ci14 et par conséquent j’ai encore pris du retard dans mon programme d’écriture…
… mais je relativise.
Parce que chaque nouvelle réécriture d’un énième chapitre me fait aimer ce manuscrit. Plus je le peaufine et plus je me souviens de pourquoi j’ai eu un déclic quant à cette histoire, pourquoi il me fallait l’écrire, pourquoi je me suis lancée dans cette aventure. Mon héroïne n’est plus aussi insaisissable que dans le premier jet, je suis parvenue à en faire sauter les verrous. Les personnages qui l’entourent sont devenus des compagnons de route dont je parviens aussi à apprivoiser les réactions. L’environnement où se déroule l’action s’est étoffé, il prend toute la place qu’il mérite. Et mes dragons… ils sont le début de tout. Je ne peux pas le résumer autrement.
Je n’imagine pas cette histoire sans eux.
Cette histoire que j’ai pu trouver déroutante à cause de ses passages parfois contemplatifs, de l’importance qu’occupe les relations entre les personnages, de la place si particulière qu’occupent les dragons dans le récit. Toutes ces particularités que je percevais comme des anomalies parce que j’avais du mal à les retranscrire comme je le souhaitais sont devenues ses forces maintenant que j’ai cerné tout leur potentiel. D’ailleurs, ce sont les raisons principales qui me font aimer ce texte et en être fière.
Je ne suis pas encore prête à révéler précisément de quoi parle mon histoire15, mais je crois en avoir raconté suffisamment pour que vous compreniez à quel point elle me tient à cœur et aussi l’importance qu’elle représente à mes yeux. Alors, oui, je crois en cette histoire… ou plutôt je crois en moi. Peu importe ce qu’elle deviendra, je sais ce que je suis en train de devenir grâce à elle. Et c’est pour ça que je l’aime plus que tout.
Et quand le doute finit par revenir parce qu’il ne meurt jamais vraiment, je pense à Charline.
Je pense à Charline et à sa passion pour les dragons.
Je pense à Charline qui a sans doute oublié notre rencontre.
Je pense à Charline dont j’ai glissé le (vrai) prénom dans mon récit parce que l’inverse était inimaginable.
Je pense à elle qui ne saura jamais qu’elle a changé ma vie.
Le prénom de Charline a été modifié.
On va dire qu’ici les fanfictions ne comptent pas 😇
Que je n’ai pas gagné mais c’est TROP COOL quand même, non ?
Encore plus à notre époque où nous n’avons jamais autant édité de livres et donc créé une compétition permanente entre les titres qui sortent chaque semaine et qui essaient tant bien que mal d’émerger au milieu de tout ce bruit
Une fanfiction est « un récit que certains fans écrivent pour prolonger, amender ou même totalement transformer un produit médiatique qu'ils affectionnent, qu'il s'agisse d'un roman, d'un manga, d'une série télévisée, d'un film, d'un jeu vidéo ou encore d'une célébrité » (merci Wikipedia)
Quelle époque étrange quand je la résume ainsi !
Oui cette phrase est affreusement longue et il est temps de reprendre votre respiration
Spoiler : j’avais oublié d’en prendre un, une fâcheuse mauvaise habitude qui ne m’a jamais quitté depuis 🫠
Qu’il m’arrive de ressentir comme beaucoup d’autres auteurices, rien de nouveau sous le soleil
Mais ce sera le sujet d’une autre lettre !
Après tout, il y a eu d’autres lectrices ce jour-là et pas suffisamment pour que j’arrête de compter 😉
Et qui est loin de faire l’unanimité pour rappel (ce qui est une bonne chose !)
Je pense à Fourth Wing, sans surprise
Dont Lydie parle d’ailleurs dans sa dernière lettre ! (les grands esprits toussa toussa)
Oui, je sais : ENCORE
Une constante chez moi, même quand la publication approche ! 🤡
Si les dragons sont l'IS de Charline comme je le suppose à la lecture de ta description, ça lui fera certainement très plaisir si elle réalise un jour que l'effort qu'elle a fait pour te parler a permis de semer une si jolie graine ! Comme si elle avait donné naissance à de futurs dragons !
Le passage avec Charline m’a fait pleurer de bon matin 😭😭😭 J’ai tellement hâte de lire ce livre !