« Ce n’était pas fait pour durer. »
Aujourd’hui on parle d’amitiés éphémères, de la fac remplie d’anonymes, de photos peu ragoûtantes et de ce qu’on sait dès la première rencontre.

Avant de commencer cette lettre :
J’ai créé une adresse mail liée à cette newsletter. Si vous m’avez écrit par mail suite à la lecture d’une de mes lettres, vous avez sans doute remarqué que mes réponses sont rares (à l’opposé des commentaires sur Substack auxquels je réponds quasi-toujours😉). Cela fait suite à quelques problèmes techniques… mais tout est désormais rentré dans l’ordre !
Bref, vous pouvez autant m’écrire en répondant directement à une de mes lettres (ce ne sera pas cette adresse-ci qui apparaîtra, mais celle liée à Substack as usual) qu’en utilisant l’adresse mail indiquée sur ma page À propos. Je ne vous promets pas une réponse rapide (et sans surprise je me donne le droit de ne pas répondre selon la teneur du sujet ou si je ne suis pas à l’aise), mais au moins ça m’évitera que vos mails disparaissent dans les limbes… 🥴
« Hey, Soph, tu sais ce que c’est une b*** w*****1 ? me chuchote Olivier. »
Je me penche au-dessus du pupitre en bois afin de me rapprocher de mon camarade de promo. Je n’ai pas bien entendu ce qu’il m’a dit mais son petit sourire en coin et ses yeux pétillants laissent présager que le sujet est drôle. À côté de lui, Quentin est déjà hilare. À ma droite, Alexandre est aussi pris d’un fou rire.
Je ne suis pas née de la dernière pluie et je comprends bien que le sujet ne doit pas voler très haut.
« Une b*** quoi ? »
Devant Olivier, deux étudiants se retournent et se marrent. OK, on aurait au moins pu me passer le mémo qu’il fallait que je baisse d’un ton.
« Je peux pas t’expliquer, me répond Olivier d’un ton mystérieux. Faut que tu le voies pour comprendre. C’est une expérience à vivre. »
Il replace son bonnet tombant sur ses boucles brunes. À sa gauche, Aymeric approuve bravement de la tête, signe que lui, il sait. Depuis qu’il a coupé ses longs cheveux, il arbore une coupe courte qui lui va vraiment bien. Avec son mètre quatre vingt-dix et sa mâchoire carrée, je ne suis même pas sûre que ce métalleux timide ait conscience qu’il est devenu grave cute. Parfois quand il stationne devant l’UFR, je vois des filles qui ralentissent pour le lorgner du coin de l’œil et ça me fait marrer parce qu’il ne remarque rien.
Il est un peu comme un Quentin bis, en réalité. Quentin non plus il ne voit pas quand on le drague. Peut-être parce qu’il offre son sourire enjôleur à tout le monde. Avec ses cheveux blonds toujours en bataille et ses yeux bleus rieur, il a un charme fou.
Quentin, c’est la nonchalance incarnée. Tous les matins au même endroit, sa clope roulée dans une main, son café dans l’autre. Il serre les mains de tout le monde, n’a rien révisé, mais s’en sort toujours. Il a choisi d’étudier l’Histoire parce qu’il ne sait pas trop ce qu’il veut faire de sa vie, mais qu’il a conscience d’être suffisamment cultivé pour ne pas avoir à trop potasser.
Quentin, c’est une encyclopédie vivante et forcément ça le rend encore plus beau. Parfois, son indifférence face à son avenir me donne envie de m’arracher les cheveux. Et puis je me souviens que si moi aussi je pouvais passer tous mes étés à me dorer la pilule sur le bateau de mon daron, je n’aurais pas trop peur de la vie.🤔
Quand Quentin me regarde un peu trop longtemps sans cligner des yeux je me mets à rougir. Alors que je sais que c’est juste parce qu’il est dans les vapes, parce qu’il s’est encore endormi à cinq heures du mat’ et qu’il a la gueule enfarinée des réveils difficile. 💀 Et puis en plus il sait que j’ai un mec et que ma relation me rend malheureuse2. Mais Quentin, il est pas du genre à vouloir causer des emmerdes. Quentin, c’est un mec bien. C’est peut-être pour ça que j’ai tout le temps envie de passer ma main dans sa tignasse blonde pour encore plus l’ébouriffer, mais que je me retiens.
Si je devais résumer ce quatuor de mecs un peu étranges avec qui je me suis retrouvée à traîner par hasard en un mot, ce serait l’indifférence. Tout ce qui me stress les amuse. Tout ce que j’anticipe les effleure à peine.
Comme Olivier qui préfère somnoler en cours ou Alexandre qui n’arrive jamais à prendre ses notes plus de dix minutes. Quand il ne finit pas par copier inévitablement ce que je suis en train de griffonner à la hâte, il rentre dans des longs monologues sur les gamins qu’il babysit après les cours. La dernière fois, l’un d’eux a étalé sa merde sur le mur parce qu’il voulait pas faire la sieste. Exprès. Quand il est rentré dans la chambre pour voir s’il dormait, le môme riait aux éclats en tapant dans ses mains toutes marrons. Il me racontait ça avec des mimiques dégoûtées et moi j’en riais aux larmes, affalée sur le banc de l’amphi.
Je glisse délicatement ma main sur l’ordinateur d’Alex, le seul qui n’utilise pas le combo classique feuille de classeur-stylo3.
« Alex, montre-moi ce dont Olivier parle. »
« Non, c’est mort, c’est trop dégueu. »
« Moi aussi je veux vivre l’expérience, Alex, vous ne pouvez pas me laisser dans l’inconnu comme ça. »
« Je vais pas te montrer ça en amphi, c’est crade ! Tu chercheras ça chez toi. »
Forcément, ça fait marrer Aymeric, Quentin et Olivier.
Je me tourne vers Rachel. Elle est juste derrière nous et la seule du groupe encore studieuse. En fin de journée, c’est toujours compliqué, c’est le moment où on a encore plus de mal à se concentrer. Mais Rachel n’a pas ce problème.
Avec Rachel on a cinq ans de différence. Je viens d’avoir mes 19 ans et elle approche du milieu de sa vingtaine. La première fois que je me suis assise à côté d’elle en TD, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer à quel point elle était apprêtée. Pas du genre coquette, non. Du genre que c’est surprenant d’être zappée comme ça pour aller à la fac. Talons aiguilles très hauts, maquillage chargé, faux cils au ras des paupières… Elle était aussi belle que déstabilisante.
« Je travaille en boîte de nuit, m’avait-t-elle expliqué. »
Rachel m’avait alors expliqué qu’elle bossait à partir de 22h jusqu’au petit matin. Au début, je n’avais pas compris pourquoi elle avait besoin de venir préparée dès le début de la journée. On finissait les cours à 19h max, ça lui laissait le temps de rentrer chez elle pour se préparer… non ?
« Non, t’as pas pigé. J’en reviens, là. J’enchaîne les deux. »
Je m’étais sentie aussi stupide qu’affreusement privilégiée. Rachel bossait toute la nuit dans un vacarme assourdissant, perchée sur des chaussures qui lui faisaient un mal de chien avant d’enchaîner par une journée de cours. Cette meuf était incroyable. Quand elle me racontait les vacances qu’elle préparait avec sa bande de potes vingtenaires, à sillonner les îles grecques en catamaran, je l’enviais. J’espérais être aussi cool à 25 ans.
Quand nos regards se croisaient d’un bout à l’autre de la classe en TD, on était prises d’un fou rire absolument indescriptible. Ça partait de rien et ça durait toute l’heure. C’était affreux pour tout le monde, mais c’était juste… inexplicable. Nos visages étaient tellement expressifs qu’on savait automatiquement ce que l’autre pensait.
En plus d’adorer son humour à couper au couteau et son tempérament bien trempé, elle était une véritable machine. Rachel n’avait juste pas le time de se prendre la tête et de se faire des soucis. Quand elle ne bossait pas ou n’étudiait pas, elle… dormait.
« Hé, psst, Rachel, tu sais ce que c’est une b*** machinchose ? »
« Nan Sophie, et tu devrais t’en taper le coquillard autant que moi. »
« OK, merci Rachel. »
« De rien Sophie. »
Puisqu’on ne peut compter que sur soi-même, j’arrache l’ordinateur des mains d’Alexandre qui se débat à peine. Après tout, toute occasion est bonne à prendre pour ne pas bosser. Je pianote à la hâte dans la barre de recherche, il me suffit d’écrire le premier mot b*** pour avoir immédiatement une proposition de requête. La page s’affiche, laissant apparaître une multitude de photos ultra pixellisées. J’hésite à cliquer sur l’une d’entre elles, j’ai peur de ce que je vais y découvrir.
Je finis par en choisir une au hasard. Le WiFi marche à peine, comme d’habitude, si bien que la photo met une éternité à charger. Quand elle commence à apparaître, je devine ce que je m’apprête à voir à l’écran… Un haut le cœur me prend et je repousse l’ordinateur.
« PFOUAH, NON. JE VEUX PAS EN FAIT. »
Alexandre tousse, gêné. Quentin plonge sous son pupitre. Olivier s’enfonce dans son bonnet. Aymeric devient écarlate. Rachel claque la langue.
Un silence quasi monacal flotte au-dessus de l’amphi. En tournant ma tête vers la maîtresse de conférence, je réalise qu’une centaine de paires d’yeux est dirigée vers… moi. Tout le monde me fixe. Sans m’en rendre compte, j’ai crié. Ou plutôt, j’ai gueulé.
La prof s’interrompt. Soupir.
« Je vous dérange, mademoiselle ? »
Et moi, je suis cramoisie.
« Hein ? Quoi ? »
« J’ai dit, est-ce que je vous dérange, mademoiselle ? »
« Non, non, pas du tout, vous pouvez continuer… »
Alexandre s’étouffe. Derrière moi, Rachel a arrêté de respirer. La phrase n’est pas du tout sortie comme je voulais.
« P… pardon, je lâche deux secondes trop tard. »
« Si vous n’êtes pas là pour écouter mon cours, vous pouvez aller prendre l’air. »
Et sans plus attendre, elle repart dans son flot de paroles.
Olivier dégage la tête de son bonnet. Quentin relève la sienne de sous le pupitre.
« Fais gaffe, elle se souvient des têtes, elle. La prochaine fois, elle te ratera pas. »
J’attrape mon stylo et reprends mes notes. Je n’ai aucune idée d’où nous en sommes dans le chapitre, mais tant pis. Avec un livre ou deux à la BU, je finirais bien par m’y retrouver.
La première heure s’écoule et, alors que je pensais qu’il y aurait une pause pour nous permettre de souffler lors de ces 3 heures de CM, la prof continue. Elle est aussi inarrêtable qu’un robinet qui fuit.
« Elle fait la pause au bout d’1h30 pour ce cours-là, me rappelle Alexandre qui remarque que je remue sur ma chaise. »
« Ah non, non, ça va pas être possible ça ! je murmure. Il faut que je me barre ! Et maintenant. »
Aymeric penche légèrement sa tête en arrière, juste ce qu’il faut pour qu’on ne remarque pas qu’il est en train d’écouter notre conversation.
« Je dois aller bosser, j’ai 45 minutes de trajet ! j’explique en rassemblant mes affaires. »
C’est Quentin qui m’a mis sur le coup. Un jour, il s’est assis à côté de moi et, avec des airs de conspirateur, il m’a demandé « est-ce que tu veux un petit job pas trop chiant où tu choisis tes horaires ? »
J’ai sauté sur l’occasion et il m’a filé sa combine. « Je connais une agence d’intérim qui embauche des étudiants pour distribuer des tracts et des conneries du genre. C’est payé au SMIC, mais ça fait toujours un peu d’argent de poche easy. »
Bon, Quentin avait oublié de me préciser que les plages horaires étaient de trois heures d’affilées et que ça consistait à faire le pied de grue devant une bouche de métro en espérant que de bons samaritains accepteraient mes papelards à la noix. Et que pour avoir la chance d’être sélectionnée, il fallait rester connectée à un site tout pourri où les créneaux partent super vite. J’arrive à avoir une station de métro qui m’arrange une fois sur quatre. Parfois, si j’ai un peu de chance, je me retrouve en binôme avec quelqu’un d’autre qui vient aussi distribuer des tracts. Les heures passent un peu plus vite même si ça n’empêche pas d’avoir les mains frigorifiées et les jambes super lourdes à force de rester statique.
Ce petit job est aussi chiant que mal payé, mais avec la fac et mes trajets à rallonge, j’arrive à me caser quelques heures stratégiquement. Le matin de 6h à 9h avant de débarquer les yeux en amphi à moitié collé. Et le soir de 16h à 19h après une journée de cours.
J’enchaînerais ces mini-contrats d’intérim pendant un peu moins de deux ans et durant tout ce laps de temps, j’en aurais vu de toutes les couleurs :
mon portefeuille volé contenant tous mes papiers d’identité ;
un mec ivre vexé que je n’accepte pas sa drague lourdingue et qui finira par prendre un de mes magazines pour en lécher la couverture avant de le reposer au-dessus de la pile (🤮) ;
une actrice hype à l’époque errant devant le métro Sentier en faisant la moue avec la certitude que tout le monde alentour la reconnait et veut la paparazzer4 ;
une nana qui viendra un jour à ma rencontre pour me montrer que c’est ELLE sur la pub Zadig & Voltaire à l’arrière du magazine et qui m’en prendra toute une pile avec l’aide de sa mère, trop heureuse de son quart d’heure de célébrité (🥹adorable);
un type beaucoup plus vieux que moi qui récupérera mes derniers exemplaires par pitié… avant de me rattraper en scooter pour me proposer d’aller boire un verre5
Mais à l’époque, tout ça je ne le sais pas encore. Je viens à peine de commencer et je dois faire bonne impression car c’est l’une de mes premières missions. Avoir du retard, c’est risquer d’être virée de la base de données de l’agence.
Alexandre glisse un regard vers la prof. Depuis qu’elle a repris son cours, elle me jette des coups d’œil de temps en temps, histoire de s’assurer que je me tiens à carreaux.
« Si tu te barres maintenant, tu peux être sûre qu’elle va t’afficher devant tout le monde. Un truc du style ‘je vois que mon cours n’est pas si passionnant que ça, mademoiselle’. »
Je grogne. Il a raison. Il faut que je trouve un moyen de me barrer d’ici en douce sans qu’elle ne me remarque. Une idée traverse mon esprit et forcément, je suis persuadée que si elle a été aussi rapide à arriver, c’est que c’est du génie.
Avec du recul, j’aimerais dire à la Sophie d’il y a 12 ans que NON, FAIS MARCHE ARRIERE, C’EST UNE TRES MAUVAISE IDEE. Malheureusement, il ne me reste que ma mémoire et ma capacité à passer la scène au ralenti, seconde par seconde…
« Je vais ramper sous les bancs de l’amphi, je souffle. Elle verra rien de rien. »
Aymeric, Quentin et Olivier tournent la tête vers moi d’un seul mouvement.
« Tu vas faire quoi ?! s’exclame le premier. »
« Cette meuf est complètement perchée, se marre le deuxième. »
« Sophie, je suis pas sûr que… commence le troisième. »
Trop tard. Je suis déjà par terre, mon sac à main sous le bras, à me glisser péniblement sous le banc.
« Pousse tes jambes ! je lance à Alexandre. »
Commence ainsi ma traversée. Le sol est sale, poussiéreux, j’ai envie d’éternuer et je vois rien de rien. C’est fou comme il fait sombre quand on essaie de se diriger sous une rangée de tables et de bancs en piteux état, qui plus est très près du sol. Je passe sous le banc de Rachel qui lève les yeux au ciel avant de se remettre à écrire. Mais j’aperçois son sourire en coin alors que je continue à me faufiler telle une anguille.
Et ouais, Rachel, je suis un génie, il est temps de l’admettre !
Par contre, on ne m’avait pas prévenu que les génies pouvaient rester… coincés.
Au hasard, sous un banc cassé, de quelques centimètres plus bas que les autres. Et que réussir à m’en extraire ferait un vacarme assourdissant, où on ne finirait par entendre que mes « pssst ! chui coincée ! » dans tout l’amphi.
Personne ne m’avait non plus prévenu qu’un génie qui finit par resurgir d’entre deux bancs, les bras en l’air en guise de « V » de la victoire, se fera accueillir par une prof plus excédée que jamais.
Et enfin, personne ne m’avait prévenu qu’il me faudrait alors me barrer très vite, que dis-je ! enjamber chaque table afin de provoquer un effet de surprise si puissant qu’il me laisserait le temps de m’enfuir à toutes jambes.
Et qu’il faudrait que je passe le reste du semestre planqué derrière ma mèche de cheveux à la dernière rangée de l’amphi pour m’assurer que la prof ne vienne pas m’étriper.🥷
C’est l’un de mes seuls souvenirs au sein de cette joyeuse bande avec laquelle j’ai pourtant passé une année entière. Nous étions un peu comme un patchwork : les formes et les motifs différaient, mais le résultat final était plaisant.
Dès mon premier jour à l’Université, je m’étais fait une promesse à l’opposé de ma vie de lycéenne tête brûlée « fini les conneries, maintenant il me faut trimer ». Je me rêvais studieuse, loin des aventures estudiantines un peu frivoles que je considérais comme des obstacles qui m’empêcheraient d’atteindre mes objectifs.
Je me suis retrouvée sur les bancs de la fac au tout début des années 2010. À l’époque, les amphithéâtres étaient déjà bondés, les budgets inexistants et le taux d’abandon en L1 délirant. Aux infos, le chômage des jeunes diplômés revenait régulièrement (« Ces jeunes qui ne trouvent pas de job malgré leur Bac+5, c’est pas normal tout de même ! »). Les crises passées avaient laissé des séquelles. Quand je vois l’état du marché de l’emploi pour les jeunes en 2025, j’ai l’impression que le schéma se répète inlassablement.
Le campus de l’Université de Nanterre (Paris X pour les intimes) m’a plu dès le début. Ce large carré bitumé, avec au centre sa pelouse (soigneusement entretenue par un troupeau de moutons 🐑!) et son terrain de sport, encerclé par les différents UFR de formes rectangulaires, ne m’a jamais paru impressionnant malgré les quelques 30 000 étudiants qui le traversaient chaque semaine. Lorsque je sortais du RER A et que je me laissais transportée par la foule d’étudiants, je me sentais à ma place. Au milieu d’une foule, j’étais anonyme. Cette absence d’étiquette si différente du lycée me faisait un bien fou. Je me doute que c’est pour cette exacte raison que d’autres finissent par déserter rapidement les universités parisiennes qui seraient beaucoup trop vastes et intimidantes. Je crois que certaines personnes ont peur qu’on les oublie. À l’époque, c’est ce que je recherchais.
Après avoir détesté les cours au lycée au point d’en abîmer ma propre estime6, je voulais enfin toucher du doigt là où je m’étais toujours projetée. J’ai toujours su que je voulais aller à l’université. Dès la primaire, je trouvais ce mot grandiose. Beau. Impressionnant. En grandissant, on a tenté de m’écarter de ce chemin : il fallait plutôt faire une prépa, tenter les concours de grandes écoles, choisir le privé quitte à se retrouver avec un emprunt sur le dos. L’université souffre encore et toujours de sa mauvaise réputation. Parce qu’elle ne formerait pas suffisamment au monde de l’entreprise, parce que ce qu’on y apprend serait inutile, parce que ce serait un repère à gauchos flemmards, parce qu’elle accepterait tout le monde7, elle ne serait pas digne qu’on s’y intéresse.
Je ne me suis jamais préoccupée de tous ces préjugés. J’ai même ri au nez face à ces remarques. Je savais que j’avais le profil pour l’université peu importe ce qu’on en disait. Cette certitude était ancrée en moi. Je ne pouvais pas me planter. C’était de l’ordre de l’inimaginable. Depuis la fin du collège, je ne supportais plus d’avoir des profs sur mon dos, de devoir m’astreindre à des journées de cours du lundi au vendredi, de ne pas pouvoir choisir mes cours ni ma méthode d’apprentissage. Je sentais que l’université allait me permettre de m’épanouir. Alors âgée de 17 ans, j’avais soif de liberté. J’ai vu juste et, si mon parcours de lycéenne fut chaotique dans de nombreuses matières, ce fut l’inverse durant mes années post-bac.
Et pourtant, tout n’a pas roulé comme sur des roulettes dès le début. Je me suis trompée dans mon choix d’orientation et ce n’est qu’au milieu de ma première année que j’ai finalement atterri en licence d’Histoire-Sociologie. Cette erreur de parcours, d’à peine quelques mois, a renforcé mon isolement. Toute diversion était devenue un danger à mes yeux8. J’habitais très loin de l’université, dans un tout autre département, j’avais donc décidé qu’il ne servait à rien de se lier d’amitié avec quiconque à la fac.
Entre mon temps de trajet, les devoirs, les partiels et mes petites préoccupations personnelles, mon rapport à l’université était clinique. Utilitaire. J’y venais pour trouver un savoir et je repartais dès la sonnerie avec ledit précieux.
Je ne voulais pas m’étendre trop longtemps. Je n’avais tout simplement pas le temps. Et puis, on ne le dira jamais assez, mais la première année à l’université est déroutante : près de deux tiers des effectifs finissent par quitter le navire avant la fin du deuxième semestre. On sympathise avec quelqu’un en TD, on décide même de se mettre en binôme avec lui pour rédiger un devoir à rendre et puis… la personne disparaît du jour au lendemain. Pas de nouvelle, plus aucun signe de vie. Rien de rien.🤷♀️
Si j’avais décidé de laisser le lycée derrière moi, cela ne m’a pas empêché de garder contact avec ceux qui comptaient. Forcément, ces liens que je conservais précieusement ne m’aidaient pas à chercher d’autres amitiés à la fac. Il y en avait des plus durables auxquelles je croyais plus fort et qui m’attendaient chaudement une fois rentrée à la maison. À vrai dire, je me raccrochais à elles comme à une bouée de sauvetage. Si j’esquivais les soirées et tout ce qui me rappelait mon moi d’avant, ces visages familiers parvenaient à me rassurer.
Mon nouveau style de vie était devenu diamétralement opposé à celui du lycée. Fini les soirées du samedi qui dégénèrent, les black-out au petit matin après une fête trop arrosée et la gueule de bois qui s’ensuit. Quand tout le monde autour du moi parlait de pouvoir enfin aller flirter en boîte, je plissais le nez. Autant j’aimais les soirées dans une maison pleine à craquer, autant les lieux sans fenêtre et qui puent la sueur et l’urine, non merci. Qui aurait cru que je pouvais me transformer en ascète à ce point9 ?
Et puis… il y a eu la L2. Les effectifs qui se réduisent (on passe de 600 à 200 par licence, youhou !), les têtes qu’on finit par reconnaître et les prénoms qu’on mémorise. Les langues se délient, on commence par se saluer devant l’UFR avant de se retrouver en cours lors de l’habituelle pause clope-café et quelques semaines plus tard, on refait le monde à la pause déj’. Si cette année-là, je n’ai jamais mis un seul pied dans les quelques soirées étudiantes qui me parvenaient aux oreilles, j’ai tout de même fini par sociabiliser.
C’est comme ça que j’ai fini par traîner avec Quentin, Alexandre, Aymeric, Olivier et Rachel. Rien ne nous liait vraiment à part les cours.
Nous ne nous voyions jamais en dehors de la fac. Une fois que nous sortions du campus, nous n’existions plus. Nous connaissions à peine la vie des uns et des autres en dehors des cours. Nos prises de contact se cantonnaient à poser des questions sur les DST, les partiels, nos emplois du temps.
Nous n’étions même pas amis sur Facebook, preuve ultime de la distance entre nous que nous avions tous tacitement accepté sans jamais chercher à la résorber.
À la fin de ma deuxième année de licence, est arrivé le moment où j’ai dû annoncer que je partais. J’avais été prise en troisième année dans une autre licence. L’UFR était à l’opposé du campus. Quand je l’ai annoncé au groupe, ils ont simplement hoché la tête. Aucun ne savait que j’avais candidaté dans une autre formation. Pourquoi leur en parler ? Seul ce qui se passait au jour le jour nous importait. Je ne leur ai pas promis que je viendrais passer une tête de temps en temps pour leur faire un petit coucou. Ils ne l’ont pas fait non plus. Si à peine dix minutes de marche nous séparaient, nous savions que nous ne nous reverrions plus.
Il ne servait à rien de jouer la comédie. Nous étions potes de fac parce que cette amitié nous était utile. Non pas par opportunisme car elle ne nous apportait rien de matériellement intéressant. Mais elle nous mettait de bonne humeur pour la journée et c’était amplement suffisant. Cette bulle que nous nous étions créés durant quelques mois avait transformé notre expérience de la fac. Nos échanges étaient hors du temps, à part. Ils ne s’ancraient en rien d’autres qu’en chacun d’entre nous.
Je savais que le groupe survivrait à mon départ parce que je n’étais pas si importante que ça pour son maintien. Quelqu’un d’autre viendrait me remplacer, peut-être une autre fille partageant la même passion que moi pour filer à l’anglaise. Et ce n’était pas très grave car j’avais conscience que cette nouvelle personne trouverait ce dont elle avait besoin dans ce groupe.
Il m’a fallu un peu de temps pour réaliser tout ce qu’Aymeric, Quentin, Olivier, Alexandre et Rachel m’avaient apporté sans le vouloir. Dès les premiers jours de ma L3, ils m’ont manqué. Je n’avais plus d’échappatoire. J’allais en cours sans pouvoir fuir mes problèmes personnels. J’ai développé une forme de vulnérabilité qui suintait de partout. Sans surprise, la cible idéale pour un prof10. Parfois, il m’est arrivé de croiser au loin Alexandre ou Rachel qui partaient étudier à la BU. Et je savais qu’il ne servait à rien de les rattraper. Nous n’avions plus rien à nous dire. Alors je fixais leurs silhouettes devenir de minuscules points au milieu des autres élèves.
J’ai fini par rencontrer d’autres personnes avec qui j’ai formé un quatuor jusqu’en M1. L’une d’entre elle est restée mon amie pendant de longues années. Un autre s’est envolé depuis pour faire carrière à Los Angeles et je garde un souvenir attendri de nos nombreux fous rires. Quand il y a eu les incendies en janvier, je n’ai pas pu m’empêcher de lui écrire juste pour savoir s’il était en sécurité. Le troisième s’est évaporé dans la nature du jour au lendemain. Je crois qu’il ne voulait pas garder contact. Une fois la fac terminée, il avait fait éclater la bulle dès que possible.
En en M2, j’ai connu une autre « bulle ».
Trois filles qui m’ont fait pleurer de rire durant des TD entiers (comme l’avait fait Rachel avant elles), avec qui je suis sortie faire la tournée des bars à Saint Michel jusqu’à pas d’heure, avec qui nous parlions de nos relations amoureuses sans le moindre filtre.
J’ai adoré ces filles, je les estime encore beaucoup, peu importe nos différences et les chemins opposés que nous avons pu prendre.
Quand je vois passer leurs stories Instagram, je me rappelle ces moments qui n’auront plus jamais lieu.
Et ce n’est pas grave.
Au contraire.
Je crois que nous devions nous rencontrer puis nous unir sur une période déterminée, à un moment de notre vie où il nous fallait une ancre pour réussir à surmonter les obstacles sans couler.
Je crois qu’il y a des personnes qui nous apportent beaucoup, mais sur un temps limité. Elles traversent nos vies, mais elles ne s’arrêtent pas. Au contraire, elles nous aident à apprendre à faire du vélo sans les petites roues et une fois qu’on sait pédaler, elles continuent sur un autre sentier. Et peut-être qu’à elles aussi on leur a permis de pédaler sans les petites roues.
…mais que ce qu’elles deviendront par la suite ne nous concernent plus. Alors en attendant, il y a les souvenirs. Rares, mais d’autant plus précieux.
*Les prénoms d’Alexandre, Quentin, Aymeric, Olivier et Rachel ont été modifiés.
Je me permets de mettre des astérisques car le sujet en question est hyper graveleux et fait référence à un hoax qui était populaire au début des années 2010 sur Internet. Certains auront la ref et pour les autres, tant pis 😉
Le fait de ne pas vouloir en parler étant un indice suffisant pour comprendre que quelque chose ne tourne pas rond
Yep, I know… (👵)
Spoiler : nope.
« Heuuu ben non monsieur, là je dois rentrer chez mes parents pour aller dîner en fait. » 💀
Si ce n’est pas le sujet principal de cette lettre (« Coucou, ça fait longtemps »), je reviens tout de même dessus plus en détail donc n’hésitez pas à la (re)lire :)
Du moins à mon époque, erf…
Bon, cela ne m’a pas empêché de me mettre en couple car à 18 ans, on n’est pas à une contradiction près 🤡
Il paraît qu’on appelle ça des straight-edge maintenant
Inutile de s’épancher dessus :)))
J'aime beaucoup ces tranches de vie en fac, pour moi qui y ai passé peu de temps.
D'ailleurs, je lis ta lettre de l'autre côté, celle de la prof qui voit un·e étudiant·e tenter de s'éclipser discrètement (et parfois en rampant) tout en se disant : "Encore un·e qui se prend pour l'homme/ la femme invisible !".
Je vois ces groupes en cours qui ne semblent pas forcément avoir grand chose en commun, mais qui se soutiennent parfois plus que s'ils passaient des soirées les uns chez les autres, tout simplement car ils partagent une expérience. Tous les liens comptent.
Encore une super lettre Sophie, j’aime tellement te lire. Ça me touche beaucoup ce sujet. Je me suis rendue compte récemment que j’ai perdu tous mes ami.e.s d’avant : collège, lycée, prépa, école d’ingénieur, sauf un pote de prépa car je suis désormais très amie avec sa compagne, sinon je pense que l’on se serait perdu de vue aussi. L’amitié c’est un sujet très complexe pour moi, et j’ai tellement cru que « ça y est, cette personne c’est mon amie pour la vie » alors qu’en fait pas du tout. Je ne renie pas que ces relations m’ont forgée, pour le meilleur et pour le moins bien aussi, je ne regrette rien, même pas ce rapport compliqué avec l’amitié car ça fait la personne que je suis. Bref je sais pas trop où je vais avec ce commentaire, mais en tout cas c’était une très chouette lettre !