« Coucou, ça fait longtemps. »
Aujourd'hui, on parle de vieux fantômes, de messagerie instantanée et de planètes qui s'alignent.
La vie est souvent faite de rencontres étranges, complètement imprévisibles et qui parfois nous marquent. J’adore raconter ces hasards qui nous traversent car ils ont souvent une saveur différente de la monotonie à laquelle nous sommes habitués. Une de mes histoires préférées est celle liée à Thomas.
Tout a commencé par un SMS, reçu par hasard en novembre 2011. Il y a donc de ça 13 ans.
[numéro inconnu]
🗨️ Salut
💬…qui est-ce ?
🗨️Tu me connais pas
💬Heu…
OK
Bonne journée.
🗨️T’es au lycée R*** ?
💬Nn, mais j’y étais
Pq ?
🗨️Ah je comprends mieux alrs
💬??
🗨️En ft ton num
je l’ai récupéré sur une table
💬HEIN ?
🗨️Il est écrit sur
ma table de philo
et y a écrit « je suce » juste à côté 😐
💬Srx ?
🗨️Bah ui
À ce moment-là, il faut imaginer toutes les émotions différentes qui ont pu me traverser. L’incompréhension, la panique, la honte… la colère. Une immense rage que toutes les femmes vivent au moins une fois dans leur vie.
Je savais parfaitement qui avait écrit mon numéro sur une table. Il y avait un seul garçon capable de me faire ça. Un ancien ami qui tenait plus du pauvre type que du gentleman et qui était très rancunier. Puisque je n’avais pas répondu à ses avances, il fallait bien se venger. M’humilier de la sorte était une stratégie qu’il avait dû trouver satisfaisante.
💬Wow okay
tu peux l’effacer stp
?
Tu peux l’effacer ?
Ces derniers jours je recevais des
msgs chelous je comprenais pas
Genre « sale pute » ou « cc ça va »
Tu peux me dire quand tu l’as effacé stp ?
🗨️Ui Ui
dsl j’étais en train de l’effacer
Je crois que le prof m’a pris pour un fou
A frotter la table
Comme un porc
Peut-être que c’est à ce moment-là que le courant est passé et que je me suis dit que Thomas ne pouvait pas être un mauvais bougre s’il décidait d’user de sa précieuse salive pour nettoyer avec la manche de son sweat le numéro d’une fille qui n’avait jamais croisé de sa vie.
Peut-être aussi ai-je cru à son histoire d’ennui et de vouloir tuer le temps en textotant le premier numéro de téléphone qui lui passait sous le nez. En tout cas, j’apprenais en seulement quelques minutes de conversation que Thomas était en Terminale S et que nous avions donc le même âge. Ma seule différence résidant dans le fait d’avoir terminé le lycée plus tôt que lui en raison de mon avance sur le système scolaire.
J’ai fini par lui dévoiler mon prénom et puis lui le sien et nous avons fait comme faisaient tous les ados à notre âge, je lui ai donné mon nom de famille afin qu’il me trouve sur Facebook. À la pause déjeuner, il m’envoyait un nouveau message :
🗨️T’es super jolie, Sophie Gliocas.
Et je me suis dit que cette rencontre ne pouvait pas plus tomber à pic. Thomas débarquait de nulle part, au beau milieu de mon quotidien que je trouvais absolument déprimant.
Quelques mois auparavant, j’avais obtenu mon Bac de justesse avant de passer un été sans saveur à me demander ce qui m’attendait, maintenant que je basculais dans l’inconnu. À 17 ans, je réalisais que ma vie ne serait que ça : affronter une suite d’événements qui ne seraient pas planifiés… encore et encore. Je laissais derrière moi le lycée avec plaisir, mais je n’étais pas spécialement enchantée de découvrir l’Université. L’impatience que je ressentais au collège quant à mes études supérieures s’était dissipée à mesure de grandir.
J’avais donc passé juillet-août à zoner sur Twitter tout en écrivant une fanfiction Harry Potter, dont à l’époque je ne réalisais pas encore le succès qu’elle était en train de rencontrer (et que ces textes, aussi amateurs soient-ils, annonçaient les premiers pas de ma carrière d’autrice).
Et puis soudain il y avait eu la rentrée en L1, les heures interminables en RER, les cours magistraux soporifiques qui m’avaient confirmé que le Droit n’était absolument pas fait pour moi, les nuits blanches à me gratter des pieds à la tête non pas parce que je couvais une maladie bizarre, mais bien à cause de l’anxiété qui me rongeait, les camarades de promo à qui je n’adressais pas la parole et mon absence totale d’envie de faire la fête avec mes potes du lycée (pour raconter quoi, au final ? que ça va pas fort ?).
Avec du recul, je n’ai pas un seul nom en tête de quelqu’un dans mon entourage qui a eu un parcours linéaire, qui a trouvé ce qu’iel voulait étudier en un claquement de doigts et qui y est resté fidèle pendant 5 années durant. Mais à l’époque, ça je ne le savais pas encore. Nous avions toutes et tous les mêmes mots à la bouche : les angoisses de nos parents qui alourdissaient nos épaules déjà courbées sous le poids des devoirs à rendre et des partiels à venir qu’on allait inévitablement foirer.
En ce mois de novembre 2011, je n’avais pas encore conscience que je partirais de la fac de Droit au bout d’à peine trois mois pour me téléporter dès janvier dans l’UFR de Sciences Humaines et Sociales où j’allais (enfin) m’épanouir en cours d’Histoire et de Sociologie. Pour le moment, j’étais en Droit et je détestais le Droit : voilà à quoi se résumait ma vie. À peine jetée dans le grand bain que je me plantais déjà dans mon parcours. Quelle belle perspective pour la suite !
Au fil des semaines, ma présence en amphi s’était raréfiée pour se transformer en une absence prolongée qui n’inquiétait personne. Les rares fois où je me motivais à aller en cours, je finissais par vagabonder dans un Paris glacial où j’écumais les boutiques de long en large en travers. J’ai même fini par connaître les Grands Magasins comme ma poche. Mais je n’arrivais même pas à me réjouir de cette soudaine liberté car mes heures d’oisiveté me culpabilisaient. Je faisais tout pour ne pas rentrer à la maison trop tôt histoire que mes parents ne se doutent de rien. Et quand je sentais qu’ils étaient à deux doigts de découvrir le pot aux roses, j’allais squatter chez mon meilleur ami qui vivait à dix minutes à pieds pour faire mine d’être en cours. Nous étions devenus deux compagnons d’infortune (il n’avait pas été pris en DUT et se retrouvait en licence d’éco dans une fac pourrie) et le duo un peu médiocre que nous formions malgré nous nous rassurait l’un comme l’autre.
Au milieu du salon de mes parents, alors qu’un rayon de soleil pâle me réchauffe par la fenêtre, la découverte de Thomas est aussi stimulante qu’agréable. Je pianote à toute vitesse sur les touches de mon téléphone, ravie d’avoir trouvé une distraction digne d’intérêt (parce qu’écouter en boucle Paradise de Coldplay et Someone Like You d’Adele sur MTV, ça va deux secondes).
Avec Thomas, on a beaucoup discuté de tout et de rien. Il m’a rappelé que le lycée ne me manquait vraiment pas (mais alors VRAIMENT pas) et que, puisque je n’avais jamais été une fille paumée, mon errance estudiantine devait s’arrêter maintenant. J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai entamé les procédures de réorientation alors qu’on discutait ensemble. Non pas pour l’impressionner, mais plutôt parce qu’il m’avait remise en mouvement. La machine était de nouveau en marche. En réalité, j’avais juste besoin que quelqu’un me rappelle que j’étais digne d’intérêt pour me trouver intéressante et donc me bouger les fesses. Un vrai cercle vertueux.
Et puis un jour d’énième ennui à tourner en rond dans ma chambre, j’ai décidé, comme ça, par le plus grand des hasards, que je devais absolument retourner au lycée pour voir quelques anciens camarades de classe. Juste histoire de faire un petit coucou. Juste ça. Et bien évidemment j’avais décidé que la tenue la plus adaptée serait d’enfiler une paire de bottines de 10 centimètres qui me faisait me sentir comme la reine du monde. Et il se peut que lorsque j’ai croisé Thomas -toujours par le plus grand des hasards-, je lui ai claqué la bise suffisamment lentement pour apprécier les effluves de son parfum, mais pas assez pour avoir le temps de répondre à son « tu vas bien ? » autre chose qu’un « oui » expéditif. À la place, j’ai filé discuter avec d’autres personnes, avec tellement de joie et d’enthousiasme dans ma voix qu’il était évident que j’avais fait 20 minutes de bus seulement pour les voir eux. Et que je n’avais absolument pas pensé à Thomas pendant une seule seconde de mon trajet. Bien évidemment.
À 17 ans, j’étais peut-être suffisamment noeud-noeud pour échafauder de tels plans, mais je savais les garçons encore plus bêtes que moi sur ce genre de sujets : alors forcément, tout a marché comme sur des roulettes. Ou plutôt, je crois que tout le monde dans cette histoire connaissait son rôle et que chaque pion a avancé sans trop se débattre. Le temps n’a eu besoin que de quelques semaines pour faire le reste.
Quinze jours plus tard je me moquais de Thomas et de sa doudoune Canada Goose alors qu’il m’ouvrait le portail de chez lui. Ça l’a vexé, mais ça ne l’a pas empêché de me présenter son hamster (ceci n’est pas une métaphore). Preuve irréfutable à nos âges qu’au-delà de lui taper dans l’oeil, j’étais digne de confiance.
La croix murale en bois juste au-dessus de son lit aurait dû être un avertissement que nous étions vraiment très différents, mais je crois qu’on le savait déjà avant même de se retrouver là et que le fait qu’on s’en moquait était aussi un indicateur (de notre entêtement, cette fois-ci). Ce jour-là, Thomas a vu d’anciennes cicatrices sur mes avant-bras et il m’a écouté expliquer pourquoi je n’étais pas super à l’aise en tête à tête avec un mec, même quand il y avait pas de croix en bois accrochée au mur. Et même quand celui-ci venait de me présenter son hamster. Et puis on s’est embrassé une nouvelle fois parce qu’à 17 ans c’est ce qu’on fait quand on ne sait plus quoi dire au bout d’un moment.
Cet épisode n’a été le début d’aucune saison. Du moins pas de celle en douze épisodes qu’on binge-watch un dimanche aprèm’ avec un sachet de popcorn. Et encore moins ceux d’une série culte qu’on renouvelle chaque année. Cette fois, les épisodes sont plutôt sortis au compte-goutte, avec des longueurs si différentes qu’on se demande s’il y a forcément un lien entre eux. Dans le jargon, on pourrait appeler ça une série d’anthologie.
Et après cette aprèm’-là, les messages de Thomas se sont raréfiés.
Nos « bonjour, tu vas bien ? » devant le lycée aussi.
Un jour il m’a juste écrit en toutes lettres dans un message très lapidaire ce dont je me doutais déjà « je suis désolé Sophie, je suis intéressé par quelqu’un d’autre, j’espère que tu ne m’en veux pas ». C’était pendant les vacances de Noël. J’avais appris que j’étais acceptée en Histoire-Socio.
J’ai supprimé Thomas de Facebook.
J’ai tiré le rideau, mais sans savoir qu’il ne s’agissait que de l’entracte.
Je marche dans la rue aux côtés de deux amis du lycée, Baptiste et de Maxence. La journée s’étire doucement, il fait doux. Nous sommes en mai 2013. J’aime enfin mes études. Maxence aime un peu moins les siennes car il tâtonne encore. Baptiste papillonne. J’hume l’odeur du bitume encore chaud qui crisse sous nos semelles. Une brise caresse ma joue. Si seulement chaque journée pouvait se terminer ainsi… alors j’en oublierais presque que je suis célibataire et malheureuse.
Enfin non, je suis pas vraiment célibataire. Je suis « en break ». En pause, quoi. En pause de quoi, je sais pas, parce que je crois pas trop à cette idée d’appuyer sur un bouton pour laisser l’amour en suspens, mais visiblement c’est ce qu’on a décidé lui et moi. Ça fait quinze jours et ça me paraît une éternité. On s’est donné un mois.
Après il faudra tout tirer au clair ou alors tirer un trait.
Et j’ai du mal à comprendre ce que je ressens. J’oscille entre une tristesse infinie parce que c’était mon premier vrai amoureux et que je l’aime, oh la la la qu’est-ce que je l’aime, et en même temps, il m’arrive de ressentir des étincelles de… joie. Ou plutôt de… soulagement. C’est fugace, mais je sens mon cœur crépiter comme il ne l’a pas fait depuis très longtemps.
Je retire mon trench afin d’occuper mes mains qui tremblent.
« Magnez-vous ! je finis par lancer. Si je loupe le bus, le prochain est dans une heure ou alors faudra aller en chercher un autre à 20 minutes à pieds et je sais même pas s’il passe bientôt… »
Je m’interromps.
Je dois rêver.
Non, non.
Il est là.
Thomas.
Dans l’allée.
En train de marcher dans ma direction, aux côtés de deux filles avec qui il traînait déjà au lycée.
Nos regards se croisent.
Je resserre les mains autour de mon trench.
Ne pas le regarder. Ne surtout pas le regarder…
Nos trios respectifs se retrouvent à la même hauteur un bref instant avant de poursuivre leur chemin dans la direction opposée. Et moi je regarde droit devant moi sans ciller, au point que mes yeux sont brillants de larmes à cause du soleil. Baptiste et Maxence continuent de discuter, ils ne se rendent même pas compte que je ne parle plus.
Thomas était là.
Mon cœur tape fort. Très fort. Trop fort. J’ai l’impression que la Terre entière va l’entendre.
Je n’ai pas pensé à lui depuis une éternité. J’en avais oublié son existence.
Ne te retourne pas. Ne te retourne surtout pas…
Trop tard. Je l’ai fait sans réfléchir parce que j’ai désormais 19 ans et que je suis toujours aussi conne qu’à 17.
Thomas est déjà arrivé au bout de l’allée et, au dernier moment…
…il se retourne aussi.
Et quand nos regards se croisent, il ne détourne pas la tête. Au contraire, il plante ses yeux dans les miens et continue de marcher avec ses amies. Je me demande s’il va pas finir par se prendre un poteau téléphonique dans la gueule, à ce train-là.
Mais je le regarde aussi en retour.
🗨️Ça fait longtemps
Je ricane dans mon lit, le visage sous les draps.
J’en étais sûre.
Je clique sur la bulle de discussion Facebook.
💬Slt !
Yep
🗨️Tu deviens quoi ?
💬Beaucoup de choses
On reproche souvent aux vieux fantômes de venir nous reparler, mais on oublie qu’on n’est pas obligés de leur répondre. Alors j’hésite. Je laisse gigoter mes doigts au-dessus des touches et puis je finis par écrire :
💬Et toi ?
Thomas, c’était le genre de gars à répéter des citations de Jean Anouilh, du style “On ne doit jamais frapper une femme, même avec une fleur”. En 2024, ce genre de punchline, on sait que c’est du bon sens. Mais en 2013, soit 4 ans avec Me Too, c’est plus compliqué que ça. C’est pas non plus hyper subversif, mais on cherche encore beaucoup d’excuses aux mecs (ou du moins, encore plus que maintenant).
Et sans rentrer dans les détails, mon mec de l’époque, c’était pas un gars qui citait du Jean Anouilh ou qui s’intéressait beaucoup aux fleurs, m’voyez.
Après ça, nous avons fait un jeu de ping-pong verbal. Thomas découvrait aussi ce qu’était la vie après le Bac. Les moments d’errance. Les doutes. Les relations qui s’étirent puis se cassent. Le début de la vie d’adulte. Il pressentait que la vingtaine serait une sacrée montagne à escalader. Je n’ai pas eu le courage de lui faire croire l’inverse.
Et c’est peut-être parce qu’il déprimait profondément que Thomas n’avait envie que d’une chose : de se voir en vrai et de rattraper le temps perdu. “En tout bien tout honneur”, comme il prenait soin de répéter, avec son ton narquois à peine voilé qui signifiait tout l’inverse. Et à chaque fois que Thomas m’écrivait une nouvelle phrase pleine d’assurance, je pensais à mon ex. Non pas parce que je l’aime encore, mais parce que je ressentais en moi tout le mépris qu’il m’avait transmis à force de me rabaisser en permanence. Et je n’avais pas envie d’être cette Sophie là devant Thomas.
Alors, lorsque mon ex m’a écrit pour me demander si on pouvait arrêter notre break plus tôt que prévu, j’ai accepté. J’ai refoulé mon ressentiment et ma tristesse. À l’époque, j’étais persuadée que c’était parce qu’il m’aimait tellement qu’il avait enfin pris conscience que je valais le coup. Je me suis persuadée qu’on allait dépasser nos difficultés main dans la main. Que le pire était derrière nous. Que la colère que je ressentais serait de l’histoire ancienne car il allait redevenir le garçon gentil comme au tout début. En vieillissant, j’ai réalisé que j’étais en train de me détacher de son emprise narcissique et qu’il avait dû se rendre compte qu’en seulement quinze jours je n’étais déjà plus la petite amie éplorée qui le bombardait de SMS. Il est revenu pile au moment où je remontais à la surface pour m’appuyer sur la tête et me laisser sombrer un peu plus.
Et le pire, c’est que j’ai même pas cherché à me débattre.
À 19 ans, j’avais tout à apprendre.
Onze ans plus tard, il m’arrive encore de me demander que cette relation destructice serait devenue si j’avais choisi de répondre à Thomas plutôt qu’à lui.
🗨️Hello. Ça fait longtemps
Je sursaute devant mon écran.
Installée sur le canapé dans la chambre de ma meilleure amie, je n’en crois pas mes yeux. Je passe ma main sur mon front moite. Ce début d’été de juin 2015 est caniculaire. Sur Paris, le thermomètre avoisine déjà les 32°C alors que les grandes vacances n’ont même pas commencé. Et pourtant, ce n’est pas à cause de la chaleur que je reste perplexe devant l’ordinateur que j’ai piqué à ma meilleure amie.
Je n’ai pas vu cette bulle de discussion s’animer depuis…
…quand ?
J’ai beau remonter la conversation, il n’y a rien. La trace de nos anciens échanges s’est évaporée. Je me reconnais bien là, j’ai dû tout effacer un jour où j’ai eu besoin de faire le grand ménage pour me donner l’impression de désencombrer mon cerveau.
💬Thomas
J’aimerais comprendre comment
tu fais pour m’écrire
À chaque fois
pile au moment où
Je suis célibataire
Ce n’est même pas une manière de parler. On m’a littéralement largué il y a 3 jours par SMS après 1 an 1/2 de relation. Je ne pensais pas qu’un mec de dix ans de plus que moi serait capable de faire ça, mais visiblement, les hommes sont décevants, peu importe leur âge.
“Thomas est en train d’écrire.” Le message disparaît. Réapparaît. Encore et encore.
Je prends mon mal en patience.
Je sais qu’il va le faire.
Je le sais, je le sais, je le sais…
🗨️Faudrait qu’on se voit
ça te changerait les idées
Oui. Oui. OUI.
Mais à la place mes doigts écrivent…
💬J’ai pas vraiment la tête à ça là
J’ai envie qu’il comprenne pourquoi ça ne va pas. J’ai envie qu’il sache pour quoi cette nouvelle relation m’a fait l’effet d’un rouleau compresseur, comme celle d’avant. Que je suis abonnée aux échecs et qu’ils sont de plus en plus cuisant.
💬c’était mon prof
J’écris sobrement.
Je veux qu’il comprenne par ces quelques mots ce que moi-même je ne comprends pas. J’ai l’impression qu’en les inscrivant noir sur blanc ça donnera aux autres le déclic que je rejette.
Mais sans surprise, ça ne vient pas car ça ne marche pas comme ça. Parce que les autres ne peuvent pas assimiler à ma place ce que moi-même je nie en bloc.
🗨️C’est un signe
Pour qu’on aille boire un verre ensemble
Promis je me tiendrais bien
J’esquisse un bref sourire.
💬Tu sais comment ça va finir
🗨️Non je ne sais pas
pourquoi toi tu sais ?
:)
💬Oui.
Me pousse pas à te le dire
🗨️Roh, allez
On n’est pas des animaux…
À ce moment-là, il s’est passé deux choses.
Ma meilleure amie a passé la tête dans l’entrebaillement de la porte de sa chambre et m’a demandé ce que je voulais pour dîner, ce qui fait que plus rien n’a eu d’importance à part le plat de pâtes que nous allions engloutir devant un film.
Et ensuite, j’ai reçu le message d’un camarade de promo qui m’a globalement proposé la même chose que Thomas. Et qui, lorsque je lui avais parlé du prof, avait froncé les sourcils puis m’avait dit “heu, c’est pas interdit ce qu’il a fait ?”. Alors je crois que j’ai choisi celui qui par sa question me disait implicitement “ce n’est pas toi le problème”.
💬Salut Diego
Quand est-ce que t’es dispo pour me filer mes clés alors ?
Pas de réponse.
J’inspire profondément.
On en a déjà parlé à plusieurs reprises, mais c’est pas la même chose de savoir que le moment fatidique va arriver.
Je soupire.
Les ruptures, c’est vraiment de la merde. J’espère que tout le monde dans le monde en a conscience. Donc si c’est pas le cas, je préfère le répéter. Qu’on soit toutes et tous sur la même longueur d’ondes.
J’enfourne mes pois chiches dans mon petit four électrique et, après avoir appuyé sur le bouton de démarrage, je me cale contre le plan de travail et ouvre Instagram. Le temps que ça cuise, j’ai le temps de regarder les stories des 300 personnes que je suis. Au moins.
📱Thomas_Priam a commencé à vous suivre
Je reste comme une conne, les yeux écarquillés devant mon écran.
Je lève mon visage vers le ciel sans nuage. Le mois de juin de l’année 2017 est nettement plus ensoleillé que celui de mai. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir une forme de foutage de gueule divin.
« Dites-moi que c’est une blague. »
Je repose mon regard sur l’appli.
J’hésite. Ça ne coûte rien de regarder ce qu’il devient… Et puis c’est lui qui m’a cherché.
Je clique sur la photo de profil et son compte s’affiche. Je parcours brièvement sa bio.
Mon coeur rate un battement.
Il étudie dans la ville où je vis depuis huit mois.
Nous sommes dans la . putain . de . même . ville
📱Bloquer Thomas_Priam
Durant tout la cuisson de mes pois chiches à la con, je suis comme une lionne en cage qui fait les cent pas dans sa cuisine (qui grosso modo ne me permet que d’en faire trois à tout casser, je vous laisse imaginer le nombre d’allers-retours).
Au moment de les sortir du four, je regarde une dernière fois mes notif Insta.
📱Débloquer Thomas_Priam
[ellipse]
En Janvier 2018, j’ai reçu une dernière notification :
📱Thomas_Priam a commencé à vous suivre
Thomas, c’est typiquement le genre d’histoires que j’adore raconter parce qu’il ne s’est rien passé, mais que c’est justement parce qu’il ne s’est rien passé que l’anecdote reste formidable à partager. Je crois que beaucoup de femmes ont connu un Thomas dans leur vie. Sauf que le problème de la plupart des femmes, c’est qu’il s’est passé quelque chose avec leur Thomas et que le souvenir un peu croustillant s’est transformé en une leçon qui ne croque plus vraiment sous la dent. Un machin mou un peu collant et qui laisse un arrière-goût dégueu sur la langue.
C’est ce que Lola m’a raconté il y a 2 ans, alors qu’on sirotait des cocktails dans un bar bien trop bruyant pour se soucier de l’intimité de notre sujet de conversation. Lola a ce petit grain de folie qu’on remarque immédiatement dans son regard malicieux. Dès qu’elle parle d’amour, elle pose deux mains sur la table et se penche vers moi avec des airs de conspiratrice. Elle est célibataire et ça la gonfle de l’être parce qu’elle est pas du genre à laisser les opportunités filer. On pourra jamais lui reprocher de ne pas être une aventurière, ça c’est sûr.
« Mais moi les mecs que je rencontre, Sophie, c’est que ça ! Que des Thomas ! On se tombe dans les bras une fois tous les trois ans parce que la vie nous remet sur le même chemin et bien sûr qu’on se dit que c’est un signe. Alors on tente une énième fois ! »
« Ah ouais ? Tu te dis pas que parce que ça a loupé une première fois, faut éviter de recommencer ? »
« Ouais mais justement. Tu te dis jamais que peut-être ce n’était pas juste le bon moment ? Quand Thomas t’écrivait les fois suivantes, t’étais pas tentée de laisser une deuxième chance ? »
« Bien sûr que si. Mais y avait toujours un autre mec qui me parlait. Comme lorsque mon ex est revenu, ou mon camarade de promo… et ça aussi, c’était un signe. Le signe de pas y aller. »
«Les planètes qui s’alignent ça fait toujours entrevoir les choses différemment. Moi je suis trop curieuse, j’ai besoin de savoir comment ça peut tourner si on retente ! C’est mon petit côté journaliste. »
Je finis mon cocktail, pensive. Elle n’est pas la première à me tenir le même discours.
Je repense à Julie qui n’a jamais été capable de rompre définitivement avec ses ex. Dès que l’un revenait, elle s’empressait de lui courir après, même quand elle avait le cœur déjà pris. Un besoin irrépressible de laisser la porte ouverte parfois pendant des années. Son attitude me fascinait autant qu’elle me révulsait. Au final, on a arrêté de se parler à cause de ça. Peut-être que si je n’ai jamais foncé dans ce genre d’histoires, c’est pour une saugrenue histoire de principes… qui sait ?
Je décide d’en discuter avec Mélisande dont les relations amoureuses ont parfois été tumultueuses bien malgré elle. Du moins, une en particulier. Que pense-t-elle des fantômes électroniques qui hantent nos boîtes aux lettres ? Beaucoup de choses.
« Le pire c’est l’ex qui revient et souvent pas au bon moment, elle me confie. C’est toujours à une date anniversaire où tu te sens déjà au plus bas et là, BIM ! Petit message pour dire ‘je pense à toi, ouin ouin’. Ben forcément tu réponds. Qu’est-ce que tu vas faire ? Mentir et dire ‘moi ça va comme sur des roulettes, t’inquiète’. Ça fait du bien de se dire que c’est dur pour eux aussi. On se soutient un peu dans notre malheur… sauf qu’après ils ont une idée derrière la tête. »
« Si c’est aussi dur pourquoi est-ce que tu supprimes pas son contact ? »
« Je l’ai déjà fait ! L’astuce de l’appeler sous un autre nom ou même de le bloquer, j’ai déjà donné. Mais en vrai, quand tu sais que tu vas être amenée à le recroiser, ça te colle juste des angoisses supplémentaires tellement c’est malaisant. »
Pas faux, j’avais pas pensé à cette éventualité. Avec Thomas, le simple fait de ne plus être au lycée m’avait épargné beaucoup de tracas. J’acquiesce en avalant une gorgée de chocolat chaud. Le souvenir de Thomas dans l’allée quelques années plus tard notre première rencontre me revient et disparaît tout aussi vite. Le bout de ma langue se met à picoter.
Mélisande croque dans sa pâtisserie goût noisette-chocolat.
« Et toi pourquoi tu l’as débloqué, Thomas ? »
Mon doigt chasse une miette de gâteau microscopique.
« Je voulais juste le retirer de mes abonnés. Mais en même temps je voulais pas qu’il réalise que je l’avais bloqué. Pour qui j’allais passer si je le bloquais après toutes ces années ?! C’est vraiment juste une question d’ego. »
« Bah c’est toujours comme ça en vrai. Mais pourquoi tu le voulais pas dans tes amis ? »
« J’avais peur qu’il essaie de reprendre contact. On vivait dans la même ville… La même ville, tu te rends compte ?! Je déménage à des centaines de kilomètres de Paris et le gars il était LÀ, quoi. C’était encore un signe, non ? Et moi j’étais en pleine rupture avec Diego… »
Avec Diego, sur la fin, c’était vraiment pas très drôle comme histoire d’amour. Si Thomas était venu toquer à ma porte, j’aurais peut-être ouvert. Ou au moins regardé par le judas, la main appuyée sur la poignée. Et je me sentais pas à l’aise d’agir comme ça, aussi vite après. J’ai de l’estime pour Diego.
« T’façon, si un ex veut trouver un moyen de t’écrire, il trouvera. Je parle pas des gros harceleursqui nous font vivre l’enfer, hein. Mais juste, un ex qui a besoin de te dire quelque chose, il te fera passer le message d’une façon ou d’une autre, finit par dire Mélisande. Crois-en mon expérience. »
Je la crois.
En attendant, Thomas est l’exemple parfait d’un signe qui n’est resté qu’un signe. Quand j’essayais d’imaginer comment ma vie aurait été si je l’avais choisi à certains moments au lieu d’un autre, je ne vois pas grand-chose. Ou plutôt, ce que j’entrevois ne me satisfait pas. Je crois qu’on trouvait fascinant comme nos chemins se croisaient inévitablement, mais je ne suis pas sûre de notre compatibilité. Entre la croix murale et la Canada Goose, il n'y avait peut-être que le hamster qui nous rapprochait.
Et pourtant, cela ne m’empêche de me demander si un jour les fantômes électroniques finissent par ne plus nous hanter. Ou est-ce qu’on doit s’attendre à ce qu’ils reviennent un jour ou l’autre ? Au fond, est-ce que certaines personnes n’attendent pas qu’ils se manifestent sans oser se l’avouer ? Combien de fois ai-je repéré des sourires satisfaits, à peine en coin, lorsque des amis me parlaient de cet ex très ancien avec qui “y a toujours un truc quand on se voit”. Ou qui glissaient l’air de rien “on finit toujours par se recroiser, j’y peux rien”. L’impression d’avoir une place particulière au milieu des autres, je suppose. D’être la personne qui fait la différence. Celle qui confirme le vieil adage que si ça doit arriver, alors ça arrivera.
Et parfois, je me demande si Thomas n’a pas inspiré une part des relations que j’aime à ce point écrire :
Je pense à la dynamique entre Antoine et Bleuenn dans Les Enchanteresses, dont certaines lectrices se sont beaucoup épanchées en messages privés car elles avaient besoin de discuter de la relation inachevée entre eux deux, de ce point d’interrogation qui n’aurait jamais de réponse. À leur question “pourquoi ?”, je réponds souvent “et pourquoi pas ?” voire “parce que c’est souvent comme ça que la réalité se passe, surtout à cet âge”. Aussi simple que ça.
Je pense à mon manuscrit sur les dragons. Je pense à mes personnages qui n’arrivent plus à sentir l’amour même quand ils leur caressent la nuque. Pourquoi a-t-on besoin de repousser ce qui est si évident ? Que cherche-t-on au final ? À aimer ou à ce qu’on nous aime ? Et les deux peuvent-ils cohabiter au même moment ?
Je pense à une histoire que j’ai en tête (du young adult) et que j’écrirais certainement un jour, où ce ne sont pas les deux protaganistes qui ne sont jamais sur le même tempo qui finiront ensemble (malgré les étincelles) ; mais bien ceux qui ont appris à avancer en rythme et n’ont pas besoin de se courir après. Un peu de fluidité ne fait jamais de mal.
Quoi qu’il en soit, la conclusion de Mélisande me rappelle la fin de ma conversation avec Lola.
« Pourquoi tu l’as pas bloqué la deuxième fois, Thomas ? m’a-t-elle demandé. »
« Parce que cette fois-là, j’étais certaine que même s’il m’écrivait un jour, je ne lui répondrais pas. »
« Ah ouais ? Pourquoi ? »
Je repense à Connell et Marianne dans Normal People qui n’ont fait que tomber l’un sur l’autre sans que les signes soient suffisants… parce que malheureusement les conditions matérielles gagneront toujours sur l’amour car l’amour est politique.
Je repense à Emma et Dexter dans One Day qui ont vécu un peu trop de “wrong time, good person” et dont la fin tragique est un bon rappel que la vie est trop courte pour ne pas s’aimer… même si ça ne dure pas très longtemps.
Je repense à Issa dans Insecure qui reçoit un message de son ex du lycée et qui remet toute sa vie sentimentale en question à partir de ce moment-là. 5 ans plus tard, elle ne trouvera pas toutes les réponses qu’elle cherche, mais ce n’était peut-être pas le but.
Je repense à un message privé sur Twitter de la part d’un inconnu, que j’ai reçu en août 2017 et auquel j’ai choisi de répondre. Et qui a tout changé.
« Parce qu’entretemps, y a eu Geoffroy. »
(Tous les prénoms ont été modifiés, sauf celui de Geoffroy… car faut pas déconner)
(Les lieux et les dates ont pu être modifiés)
(Sans surprise, les conversations privées ont été remaniées pour n’en garder que l’essentiel)
Petits frissons sur la dernière phrase 🥰
Moi je dis que ça ressemble bcp à un truc qui pourrait devenir un livre. 🤓