Ralentis !
Aujourd’hui, on parle de nuits blanches à répétition, des heures qu’on ne compte pas, des étiquettes qui nous collent à la peau, des panneaux qu’on ignore et des murs qu’on se prend.
Je tourne la page du dossier que je tiens dans la main.
Quelque chose cloche.
Je tourne la page dans l’autre sens, inspecte le document en diagonale.
Oui, quelque chose cloche parce qu’il manque quelque chose, en fait. Quelque chose de très important, que le prof avait expressément demandé.
Non, il ne l’a même pas demandé : il l’a imposé.
Son avertissement d’il y a un mois est encore frais dans ma mémoire. « Si vous sautez cette étape, vous n’aurez même pas la moyenne. »
Et la fameuse étape manque au devoir.
Je me tourne vers ma camarade de promo avec le cœur qui palpite déjà au creux de ma poitrine.
« Coline, il manque l’annexe que Mr F. a demandé. Tu sais où elle est ? »
J’essaie de garder la voix la plus calme possible, mais elle m’échappe déjà. Mon ton est lapidaire, sec, cassant. C’est celui que j’utilise quand une situation ne me satisfait pas et que je perds patience car je ne comprends pas pourquoi tout n’a pas marché comme sur des roulettes.
Coline remue sur le banc de l’amphi en triturant ses lunettes de vue. Dès qu’elle fait ça, c’est qu’elle est mal à l’aise. Et si elle l’est, ce n’est pas parce qu’elle a oublié cette partie du devoir ô combien importante. C’est qu’elle a fait l’impasse dessus consciemment, qu’elle espérait que je ne remarque rien et qu’elle se retrouve à devoir m’en parler à quelques minutes du rendu.
« Oh, ça. »
Oui, ça, Coline, putain ! J’ai envie de gueuler.
À la place, je reste silencieuse. J’attends qu’elle s’explique, mais elle ne parvient qu’à bredouiller des phrases que je ne comprends pas. Un mélange de « pas eu le temps », « c’était trop long », « c’est pas si important que ça... si ? » que j’entends à peine.
« Si t’avais pas le temps, pourquoi tu me l’as pas envoyé ? J’aurais pu le terminer. »
Coline baisse la tête. Je sais pourquoi elle ne m’a rien dit. J’ai trouvé le sujet du devoir, j’ai organisé les entretiens avec les personnes qu’on a interviewées, j’ai réfléchi à la structure de notre propos, je me suis occupée de la majorité des sources. En réalité, j’ai travaillé plus que Coline sur ce devoir et j’avais sciemment décidé de lui laisser les parties les plus faciles. Ce partage des tâches complètement déséquilibré ne me dérange pas et je sais qu’elle en est bien contente. Je suis rassurée quand je garde le contrôle et je m’en fiche pas mal d’avoir à gérer une charge plus importante tant que le résultat est là.
Sauf qu’aujourd’hui on a un problème de taille puisque le résultat n’est pas au rendez-vous, justement.
Bosser en duo avec Coline m’a fait découvrir que ma pote n’était pas une grande maîtresse de l’organisation et qu’avoir moins de choses à gérer ne l’aidait pas à soigner sa procrastination. Au contraire, j’ai l’impression que ça l’aggrave. Et si à côté des cours c’est moi qui suis en alternance et pas elle (ce qui fait qu’elle a 3 jours de libre par semaine tandis que je bosse en entreprise), que c’est moi qui ai 2h de transports en commun le matin et le soir pour me rendre à la fac et au boulot contre une petite quarantaine de minutes pour elle ; cela ne l’empêche pas de bosser parfois en last minute voire à l’arrache. Comment elle occupe son temps et comment il lui file entre les doigts est une énigme.
Bon, c’est pas aujourd’hui que je vais résoudre ce mystère.
« J’allais pas te demander de t’en occuper, elle marmonne. C’était à moi de le faire. »
« Oui, mais tu ne l’as pas fait alors que moi j’avais tout fini de mon côté, j’insiste. J’aurais pu m’en charger. »
« Ouais, mais j’étais encore dessus hier à 23h donc j’allais pas t’écrire aussi tard pour que tu termines ! Tu devais déjà dormir. »
J’éclate de rire. Mais c’est un rire sans joie, presque méprisant. Et je me déteste de rire comme ça.
« Bien sûr que non je dors pas à 23h ! T’aurais pu me l’envoyer, j’aurais fait une nuit blanche. »
J’ai envie d’ajouter un « moi » que je garde au fond de ma gorge car je sais que c’est la limite à ne pas franchir. On ne peut pas demander aux autres de se priver de sommeil. À la place, je tape du pied sur le sol, ça m’aide à contenir mon agacement. De toute manière, je n’attendais pas d’elle qu’elle joue à la noctambule.
Mais moi j’aurais été capable de ne pas dormir et le simple fait qu’elle n’y ait pas pensé va finir par me vexer. Elle me connaît, pourtant.
Elle sait que ce n’est pas ça qui m’arrête.
Elle sait que je suis une machine.
Que je ne compte pas mes heures.
J’aurais pu finir le devoir. J’aurais pu le faire. J’en étais capable.
« Peut-être qu’on pourrait demander au prof une rallonge ? Ça nous laisserait le temps de terminer, me souffle Coline. »
Je ne réponds même pas. J’entends déjà la remarque de Mr F. : « Vous êtes en Master, mesdemoiselles, vous avez passé l’âge. Si un jour vous ne respectez pas la deadline d’un client, qu’est-ce que vous allez faire ? Lui dire que vous avez pris du retard ? Bien sûr que non ! » Et je sais qu’il a raison.
En plus, je n’ai jamais demandé de rallonge de ma vie alors ça va pas commencer aujourd’hui.
Le prof nous appelle. Je referme le dossier en soupirant et je me dirige vers son bureau. Je dépose notre travail sans même lui adresser un sourire.
C’est trop tard.
Tout est fichu.
On a foiré.
Au final, on aura écopé d’un 8.
C’est fou de se dire que je n’ai jamais oublié ce 8/20.
J’ai eu besoin de quelques semaines pour digérer cette note. J’avais l’impression que je ne pouvais plus faire confiance à Coline et, pire encore, je me disais qu’elle ne me faisait pas confiance puisque jamais elle ne m’a demandé de terminer notre devoir. Je n’ai pas fait partie de l’équation alors qu’elle connaissait mes capacités. Elle savait que j’étais plutôt studieuse et que je courais après les bonnes notes. Alors pourquoi ne m’avoir rien dit ?
Pendant un temps, je me suis promise que cela ne devait plus jamais se reproduire et que je devais m’assurer de passer en revue les travaux de groupe avec deux fois plus d’attention. Un espèce de délire égotiste du style « on ne peut compter que sur soi et on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Je ne voulais rien laisser traîner, je voulais avoir le contrôle sur tout de A à Z, quitte à réécrire, annoter, rectifier jusqu’à la dernière minute. J’ai fini par abandonner quand j’ai compris que je ne voulais pas me faire trucider par mes camarades de promo entre deux cours magistraux.
Quasi dix ans après et j’y pense encore.
Je ne suis pas capable de savoir où j’ai posé mes clés et rangé mon rouge à lèvres, mais je me souviens de ce devoir… Ridicule. J’ai eu beaucoup de mauvaises notes dans ma vie, mais celle-ci est la seule à laquelle je pense encore avec amertume. Ça fait un bail que je n’en tiens plus rigueur à Coline1. Avec le temps, j’ai fini par comprendre que cette façon qu’elle a de se disperser, de papillonner et d’être parfois dans le rush est ce qui lui permet de rester créative. Cette fois-là, elle a plutôt mal joué son coup car j’ai fait partie des dommages collatéraux, mais j’ai mis du temps à réaliser que les notes qu’elle obtenait l’indifférait la plupart du temps là où j’y mettais beaucoup d’attentes.
Peut-être aurions-nous dû prendre le temps d’en discuter ?
De se mettre d’accord sur les enjeux de ce devoir à rendre ?
Au fond, cet épisode est juste l’un des nombreux marqueurs d’un travail que je fais depuis sur moi-même, sur lequel il y a eu de nettes améliorations ces dernières années, mais dont je ne suis qu’aux débuts. Le rapport que j’entretiens avec le travail est particulier, douloureux, sensible. Promis, je me soigne. Mon seul problème est que les racines sont si profondément enterrées dans le sol qu’aucun remède miracle n’existe pour me changer. J’apprends donc à me comprendre et tirer des leçons à partir de tout ça pour corriger le tir.
On eu la fâcheuse habitude à me faire croire enfant que je me rangeais dans la catégorie des flemmardes. J’étais une gamine désordonnée, brouillonne dans ses gestes, qui répugnait l’autorité, qu’on qualifiait de « garçon manqué2 », un tantinet impertinente, qui mordait souvent la ligne, qui n’arrivait pas à trouver un sport qui lui convenait et qui les abandonnait sans le moindre remord. J’étais aux antipodes de ce qu’était ma grande sœur en apparence bien plus raisonnable et rigoureuse que moi. Forcément, je suis vite devenue la gamine trop vive, trop brusque, trop étourdie. La môme dans sa bulle qui n’écoute que d’une oreille et qui ne fait que ce qui lui chante. À l’école, j’étais une très bonne élève, mais je n’étais pas studieuse. Il manquait dans mon travail cette propreté, cette précision, cette application qu’ont souvent les premiers de la classe.
Ajoutez à ça une aversion pour les matières scientifiques à partir du collège et qui s’est aggravée au lycée au point de déboucher sur des menaces de redoublement parce que j’avais lâché l’affaire dans à peu près toutes les matières (cocasse quand on a sauté une classe plus jeune) et vous obtenez un mouton noir.
Vous savez quoi ? Je pensais être non seulement feignante, mais aussi complètement conne.
Un mot sans doute dur à lire, mais pourtant sincère. En France, être bon en maths ou en physiques équivaut à ce qu’on vous déroule le tapis rouge. Intégrer une filière scientifique serait synonyme d’esprit brillant, d’un avenir tracé tout aussi radieux et de pouvoir faire à peu près tous les métiers qu’on désire sans trop de difficultés. Autant dire que mes rares bonnes notes en littérature, langues vivantes et sciences humaines et sociales n’avaient pas grand-chose d’impressionnant. Surtout que j’ai vite décidé de ne pas me surpasser puisque je n’étais visiblement pas assez intelligente pour que cela me soit utile !
Durant mon adolescence, il y a eu un sorte de passage à vide où j’ai même laissé les livres de côté (eh oui). Eux qui m’avaient porté dès l’enfance, ces romans que j’avais dévorés parfois trop jeunes (spoiler : ne faites pas lire les livres de La Comtesse de Ségur à une gamine de 6 ans sans la débriefer après coup) et qui étaient devenus une composante de ma personnalité, tous ces livres je les ai boudés, ignorés, évacués. Je n’avais pas été à la hauteur d’eux alors il valait mieux m’en détourner.
Près de quinze ans après cette époque douloureuse, j’ai un regard sympathique pour cette Sophie adolescente qui rongeait son frein en cours parce qu’elle pensait qu’elle ne savait rien faire de ses dix doigts. Bon, ça c’est pas totalement faux : je ne suis absolument pas manuelle et le simple fait de lasser mes chaussures me demande beaucoup d’efforts, mais ces fameux dix doigts savent taper sur un clavier ! Ils savent placer une virgule au bon endroit, tiquer devant une phrase à la syntaxe maladroite (pour la corriger, c’est autre chose…), trouver la bonne tournure pour convaincre et développer un argumentaire sur plusieurs pages sans que cela ne soit la fin du monde. Au-delà de ce que ces compétences me servent dans le domaine artistique, j’ai pris conscience de ce qu’elles m’apportent très pragmatiquement dans le domaine professionnel3. Et si elles sont parfois sous-estimées dans notre société capitaliste, je trouve un certain plaisir à réaliser que ce qui m’est si évident et facile, presque instinctif, ne l’est pas pour tout le monde. Et toc.
Mais avant d’en arriver à cette conclusion, il y a eu de longues années d’errance qui se sont écoulées à la lenteur d’un escargot. Cette étiquette de flemmarde couplée à celle d’ignorante m’a longtemps collé à la peau et je ne faisais pas grand-chose pour m’en détacher. Je voyais ça comme une fatalité. Lorsqu’un prof demandait qui n’avait pas encore rendu son devoir maison à l’heure et que les têtes se tournaient vers moi alors que je n’avais jamais rendu une seule copie en retard (peu importe la note qui m’attendait), je n’arrivais même plus à m’en offenser. Je ne faisais pas partie des gros bosseurs (ah quoi bon puisque je n’étais qu’une idiote?) et c’était un juste retour de bâtons que d’être considérée ainsi.
Pourtant, quelques profs comprenaient qu’il y avait quelque chose derrière mes dissertations un peu maladroites, mes bribes de réflexions bancales, mon manque de participation en cours, les quelques noms ou œuvres que je connaissais et que je casais à certains endroits. Il y avait une curiosité, un intérêt, une appétence. Sauf que j’étais persuadée d’avoir un train de retard. L’étiquette était trop bien collée pour que j’accepte de la retirer peu importe qu’elle m’étouffe.
En me relisant, j’ai l’impression de dresser le portrait d’un génie incompris alors que c’est plutôt l’inverse : ma scolarité est tristement banale, celle d’une élève qui a eu du mal avec le système éducatif et tout ce qu’on y valorise.
Ma scolarité est à ce moment-là une pente descendante : j’ai aimé l’école enfant car j’avais des facilités et puis j’y ai développé des lacunes monstres dans les matières « valorisées » qui m’ont fait perdre pied au point que je ne l’ai plus aimé du tout.
J’ai toujours beaucoup de compassion pour les enfants et les ados qui souffrent à l’école, dont le mal-être finit par se transformer en une colère sourde voire dévastatrice. Je sais à quel point on peut en souffrir voir se détester.
Mes dernières années à la fac ont un peu changé les choses, mais j’ai cru durant ma licence qu’il était trop tard pour rattraper toutes ces années d’errance.
Il y a d’abord eu une erreur d’orientation qui a fini par planter le dernier clou au portrait déprimant que je tirais de moi-même, accompagné d’une première relation amoureuse qui m’a conforté dans l’idée que je n’étais pas suffisamment intelligente, pas assez douée, pas assez bosseuse pour avoir un quelconque avenir intéressant.
Je me souviens de cette période avec beaucoup de tristesse. À la différence de pas mal d’ami.e.s qui pensent à leurs années d’études avec affection, je mets un soin particulier à les oublier autant que possible. Je m’y suis sentie profondément seule et incomprise. Pas grand monde ne se préoccupait de quand tombaient mes partiels, des notes que j’obtenais à mes devoirs, des nuits blanches que je faisais pour finir mes nombreuses dissertations. Tout ça ne comptait pas puisque mon projet professionnel était trop nébuleux pour la plupart des gens avec qui j’en discutais (aaaah, les nouveaux métiers...), sans compter que j’étais dans une ces filières « de chômeur » comme on adore les appeler4. Il n’y avait pas seulement moi qui me disais « ah quoi bon ? ». J’avais l’impression de l’entendre de la bouche des autres en permanence. J’étais persuadée de le lire des leurs yeux, dans leurs rictus, dans leurs gestes envers moi.
L’étendue des connaissances qui m’attendait à la fac ne me galvanisait pas. Je la trouvais effroyable. Vaste. Interminable. Infinie. Je m’y sentais si petite, si insignifiante. Mes avancées ne me grandissaient pas, au contraire elles me rapetissaient. Comment faisaient les autres pour ne pas se sentir nul face à leur propre ignorance ?
Alors j’ai recommencé à bosser. Bosser pour avoir des bonnes notes, pour décrocher le bon stage (même quand ils ne sont pas obligatoires), la bonne alternance (idem) parce que même à la fac les Masters sont sélectifs (60 places pour 3000 demandes, outch ! Ça pique) et que je voulais mettre toutes les chances de mon côté. C’est à la fac que j’ai commencé à dévorer pleins de bouquins, de films, de séries, de docus, à défoncer des thèses en accès libre jusqu’à 3h du matin. Non pas que je ne le faisais pas auparavant. Sauf que j’ai shifté. Désormais, je les engloutissais jusqu’à l’écœurement, le plaisir était secondaire.
Ma curiosité est devenue une discipline.
M’instruire est devenu un travail, une règle à laquelle je ne pouvais pas déroger.
Ce qui comptait c’était de savoir, de connaître, de comprendre. Ce que le temps me faisait oublier était remplacer par du flambant neuf et la nouveauté était un rempart contre la mort. Je pouvais encore gagner face au temps. Ne pas tout gâcher. M’améliorer sans cesse. Tout n’était qu’amélioration. Faire plus donc faire mieux. Me soumettre à cette rigueur c’était en quelque sorte jouer contre la montre, essayer d’aller plus vite que la vie et donc, par extension, vivre un peu plus vite et un peu plus fort que tout le reste.
Et pourtant, cette boulimie n’arrivait pas à combler le vide que je ressentais. J’avais toujours l’impression de ne pas bosser assez, de ne pas savoir assez, de ne pas être assez. Juste ça : « assez ».
Assez intelligente.
Assez douée.
Assez travailleuse.
Arrivée à la fac, la main qui ne se levait jamais en cours au lycée est devenue une main qui se levait en permanence. Mais je ne suis pas parvenue à me dépêtrer de mon étiquette de nulle pour autant. Il me restait ma fragilité, l’impression de ne pas encore savoir suffisamment. Certains l’ont vu, mais pas les bonnes personnes.
Le prof de 30 ans qui repère l’étudiante de 19 en troisième année de licence assise à une table à l’écart des autres n’est jamais la bonne personne.
Il remarque à quel point son étiquette la broie et que ce sera d’autant plus facile de la dévorer toute crue.
Trop facile même.
Maintenant que j’ai l’âge qu’il avait à l’époque, je comprends mieux les mécanismes qu’il a employé pour me repérer. Un prof de 10 ans de plus que son élève la choisit pour une raison très simple ; il sait qu’elle ne comprend pas pourquoi le choix se porte sur elle et cette incompréhension est le début de tout.
Mon ignorance était l’argile.
Mon innocence a façonné le reste.
Quand cette relation s’est terminée, je n’ai pas pris conscience de tout ce qu’elle avait impliqué tout de suite. J’ai d’abord comblé le vide comme je le faisais déjà auparavant. Par le travail. L’estime de moi-même s’était un peu plus amochée, mais le travail restait le remède magique. Travailler c’était apprendre et apprendre c’était savoir et savoir était avoir de la valeur et par conséquent c’était compter. C’était exister.
Mes to do lists sont devenus interminables, mes nuits se sont raccourcies pour que mon sommeil ne tienne qu’en une poignée d’heures, mes journées se sont transformées en routine en pilote automatique.
La machine était en marche.
J’ai commencé à tracer ma route sans jamais m’arrêter, sans regarder autour de moi, sans faire attention à qui me suivait, à qui m’accompagnait, j’ai même oublié des gens sur le bas côté.
Certains sont parvenus à me rattraper, mais combien ont pris un autre chemise dont j’ignore l’existence ? Un sentier où il y avait sans doute de la place pour deux ?
J’ai terminé la fac avec des éloges ainsi qu’une proposition à poursuivre en thèse et cette drôle d’impression que la personne à qui on s’adressait n’était pas celle que je croisais tous les matins dans le miroir. J’ai eu le sentiment que cette Sophie se superposait à celle qui avait écrit en ligne des fanfictions ainsi que sur son blog durant des années. Cette Sophie qui n’existait que dans les mots parce qu’elle n’osait jamais en parler de vive voix. Cette Sophie qui prenait le temps de poser ses réflexions pour réfléchir, apprendre, comprendre, se tromper, changer d’avis, revenir en arrière pour mieux avancer et finalement grandir. Ces deux Sophie pouvaient cohabiter parce que peut-être qu’elles n’étaient pas si différentes que ça. Peut-être qu’elles se complétaient, en réalité. Peut-être qu’elles se nourrissaient l’une de l’autre, mais comment pouvais-le savoir alors que je faisais tout pour taire la première tandis que je méprisais la seconde les trois quarts du temps (et inversement) ?
Une fois jetée dans la vie active, le mal était fait.
La seule Sophie qui restait était une machine. Un mode « pilotage automatique » pas fichue de savoir quand s’arrêter, quand demander de l’aide et quand tirer l’alerte. J’ai gardé tous les mauvais travers (car je ne connaissais que ça) et j’ai foncé tête baissée dans l’adulterie.
Mon cerveau ne se sentait en sécurité que quand il était occupé. La fatigue était forcément bonne car synonyme de stimulation. Je n’étais jamais satisfaite de ce que lisais, apprenais, découvrais car la suite serait toujours mieux, plus importante, plus intéressante. Et si ce n’était pas le cas, ce n’était pas grave, car ce qui comptait c’était quand même la suite. Toujours la suite. Cet après auquel il fallait toujours se préparer.
Ne jamais se reposer.
Ne jamais ralentir.
Ma première dépression sévère m’a fait l’effet d’un parpaing qu’on se mange en pleine gueule. Un coup tellement violent que je suis restée KO durant des mois. J’ai détricoté toute ma courte vie, j’ai réalisé toute l’anxiété que je me trimballais depuis môme, les traumas que j’avais entassés sans savoir quoi en foutre, comment je comblais mon insuffisance par un trop plein qui n’attendait que d’exploser.
Me relever et me remettre à marcher m’a pris une éternité. J’avais 23 ans et ma vie ne serait plus la même sauf que je refusais de l’accepter. Je n’étais plus capable de travailler autant et d’emmagasiner des connaissances par paquets de 10. « Si je ne suis plus une machine, alors qu’est-ce que je suis ? » Grâce à ma psychologue de l’époque, j’ai appris à faire le deuil de cette Sophie avec qui je cherchais désespérément à renouer alors que je ne la retrouverais plus jamais (du moins, pas comme ça).
Ma deuxième dépression sévère quatre ans plus tard ne m’a laissé quasiment aucun souvenir. Sa violence et sa noirceur, encore plus profondes que la première, m’ont fait comprendre à quel point le plaisir était une notion très secondaire à mon quotidien. Je suis familière des plaisirs éphémères et superficiels, mais mon cerveau a énormément de mal à chercher plus loin. Peut-être parce que je laisse ça aux autres.
Pour que j’éprouve de la joie, il faut qu’il y ait un accomplissement et plus cet accomplissement me demande du travail, de la difficulté, plus je me surpasse, plus je joue contre la montre et plus je me sens vivre.
Depuis ces trois dernières années, je ne suis plus très sûre de ce que m’inspire cette part de moi.
Parfois je me trouve un peu déroutante à m’exécuter comme un robot, quasi- mécaniquement. C’est comme si je prenais conscience de ces fonctionnements qui ont été si naturels pendant des années. Je me suis entraînée à opérer d’une certaine manière et je prends enfin de la hauteur sur ça. Et cette manière de m’observer parvient à me déstabiliser. Parfois je réalise à quel point je suis exigeante envers moi-même car je me rappelle ce qu’une de mes psys m’a dit un jour : “Et si c’était un de vos amis qui se comportait comme ça ? Qu’est-ce que vous en penseriez ?”
D’autres fois, j’admire les éclairs de lucidité qui me forcent à appuyer sur le bouton STOP. Je regarde mon amoureux et je lui dis « Je vais me reposer. Je vais faire ça. Oui, voilà, c’est bien de se reposer et de ne rien faire, tu ne crois pas ? » et il hoche la tête et me dit « bien sûr que c’est bien, mon amour, c’est très important car c’est même nécessaire ».
C’est tout nouveau pour moi de réaliser que je dois ralentir.
Faire pause afin d’éviter la surchauffe.
Prendre le temps d’observer ce qui m’entoure.
Laisser les autres marcher à mon rythme.
Laisser la vie glisser entre mes doigts.
Accepter de perdre du temps. Ou plutôt d’en prendre ?
Accepter que le travail et que l’apprentissage attendront… pour une fois.
Ça fait seulement trois ans que je décélère.
Ce n’est pas encore tout à fait parfait.
Il y a des loupés.
Je mords la ligne.
Puis je m’en mords les doigts.
J’en tire les leçons.
Je me dis « bon, au moins maintenant, tu sais ».
J’accueille le vide, je ne cherche plus à combler le manque en permanence.
Je me suffis à moi-même.
Et vous aussi.
*Le prénom de Coline a été modifié.
Si si, je vous assure.
Cette expression me semble désormais de l’histoire ancienne, datée d’un autre âge, et sachez que j’en suis R A V I E.
Traduction : mon travail de bureau.
Vous savez ce que j’adore rétorquer à ceux qui méprisent la socio ? « peut-être que les sociologues finissent au chômage, mais ils savent pourquoi ils le sont et ils savent que c’est pas de leur faute ! »
C'est un très beau texte qui touche l'étudiante que je fus, la jeune active dans le privé et la prof que je suis devenue (et qui voit ces étudiantes - principalement des jeunes filles- qui allient perfectionnisme et confiance en elle très basse). Quant à ce prof de 30 ans : c'est une question de déontologie, il devrait être dénoncé à la fac au minimum - et je ne dis pas que c'est à toi de le faire-.
Si la cause n'a certainement pas été la même, j'en suis certainement arrivée au même point. Enfant obligée d'avancer seule, qui ne voulais surtout pas inquiéter encore plus ses parents déjà bien assez marqués par les soucis, petite sœur endossant le rôle de l'ainé de famille sur qui on pouvait toujours compter et qui ne demandait jamais rien, j'en suis arrivée au stade où on m'avais tellement répété d'être forte que je ne savais plus vraiment si j'avais seulement le droit de ne pas l'être. Je ne savais rien faire d'autre qu'avancer. Je n'avais jamais apprit à accepter le fait que même moi j'avais besoin de m'arrêter parfois. Sauf qu'aujourd'hui, j'en suis arrivé au stade où lâcher prise me terrifie parce que j'ignore si je tiendrais encore sur mes deux jambes si je le fais.