Mais pour qui tu te prends ?
Aujourd'hui on parle de manuscrit terminé, de doutes qui persistent et de touches de clavier cassées.
Avant de commencer je tenais à m'excuser pour les coquilles que vous risquez de découvrir tout au long de votre lecture. Oui, quelle manière étrange de débuter une lettre ! J'ai emmené mon ordinateur en week-end et j'ai eu le déplaisir de découvrir en l’allumant que certaines touches de clavier ne fonctionnaient plus (les touches X, W et S pour être exacte). Pour écrire cette lettre j'utilise donc un mélange de dictaphone et de bidouillage afin de rajouter toutes les lettres manquantes après coup. Yeah, I know. Qui aurait cru qu’on utilisait autant la lettre -s en français ? Not me.
Il ne me reste plus qu’à me renommer Ophie Glioca. 😒
Blague à part, je vous avoue que ce problème technique me frustre beaucoup.
D’un point de vue purement matériel, cet ordinateur a moins d'un an et donc je suis particulièrement agacée de faire face à un tel problème technique, surtout après si peu de temps. Au fond, je savais qu'il ne fallait pas que je le transporte au vu de sa fragilité... mais ce sujet-là pourrait être l'objet d'une lettre à part. Sur le fait que, nous les écrivain.e.s et autres métiers de l’écrit, nous connaissons nos outils de travail à force de passer des heures et des nuits dessus. Peu importe nos compétences et connaissances technologiques, c’est un autre savoir qui nous traverse, du niveau de l’intuition voire de l’affect.
Tant pis, je retiens la leçon pour les prochaines fois.
Ensuite, parce que j'écris beaucoup plus lentement que d'habitude et que je ne suis pas hyper à l'aise avec le fait de réfléchir mes phrases à voix haute. C'est une expérience très étrange que d'être installée dans la chambre où je me trouve, en pleine campagne au beau milieu de la Vendée, et d'avoir ma voix qui résonne contre les murs en même temps qu'elle vous retranscrit toutes ces émotions et ces sentiments que j'ai gardés pour moi et rien que pour moi jusqu’à aujourd’hui. Tout me vient de manière beaucoup moins fluide et spontané. D'habitude je m’y confronte à travers mes écrits, en les voyant noir sur blanc… et m'entendre les dire en même temps qu’ils apparaissent à l’écran, c'est quelque chose de très particulier, d'un peu déroutant et peut-être aussi d'inconfortable.
J'essaie de me convaincre qu’écrire au dictaphone avec une telle contrainte c'est, au final, un exercice d'écriture, et que si je suis capable d'écrire une lettre entièrement de cette manière, ça veut dire qu'il existe des tas de façons d'écrire même lorsque on a l'impression qu'il nous manque les outils et le temps pour !
Bref, j'ai beaucoup hésité à structurer cette lettre de la même manière que celles que j'ai pu rédiger par le passé… finalement, j'avais besoin que vous sachiez que cette lettre n'est pas écrite ou plutôt n'est pas rédigée comme d'habitude. Je n'ai aucune idée de si ça va changer son style, de ce que vous allez percevoir de moi ou non. Vous me direz.
Enfin, si j'ai décidé de ne pas passer la lettre du jour à la trappe malgré ces problèmes techniques, c'était pour deux autres raisons :
La première, parce que je ne vous ai pas écrit la semaine dernière. Le temps m'a manqué et surtout l'espace mental, pour une raison toute simple (la deuxième !) : j'étais plongée dans mon manuscrit. Mais si, vous savez, le manuscrit dont je vous parle depuis un moment des mois, le fameux manuscrit de fantastique pour ados et jeunes adultes avec des dragons. D'ailleurs, dans ma précédente lettre, je vous en ai fait une chronologie assez détaillée qui a débuté en février. Je dis souvent que c'est un roman sombre, mais je ne suis pas sûre que ce soit la bonne appellation. Du moins, cette description est incomplète. C'est un roman dur, triste, émouvant et qui parle de sujets délicats voire tabous. On pourrait dire que ce roman est un drame. Il est profondément politique (mais quel livre ne l’est pas ?). Un jour, je vous raconterai d'où m’est venu l’inspiration.
Ce manuscrit est tellement long et a nécessité tellement d'efforts que, lorsque j'ai repris le travail de retour de mes vacances, j'ai décidé de m'y plonger corps et âme afin de ne plus perdre de temps. J'ai décidé que tout l'espace mental qui me restait – au-delà de mes préoccupations et obligations habituelles – devait se concentrer dessus. C'est pour cette raison que la lettre de la semaine dernière n'est pas partie. Je n'étais pas capable de l'écrire, mon roman en cours accaparait trop mes pensées.
Ces derniers jours, donc, j'ai écrit à un rythme très soutenu qui, pour certaines personnes, serait quasiment inconcevable, inimaginable, parce que chacun a ses limites et aussi ses envies de les repousser ou non. J'ai beaucoup écrit et ça m'a apporté énormément (je reparlerai de ce sujet une prochaine fois).
Mais ce que je peux vous annoncer et, après ces quelques jours de repos, j’apprends encore à l'assimiler : j'ai terminé mon manuscrit. Il faut encore que je le digère et s'il faut que je le digère c'est parce que je viens après neuf longs mois de mettre un point final à ce roman de 150 000 mots. Pour vous donner une idée, si on le mettait à l'échelle du tome 1 des Enchanteresses – qui est certes écrit assez gros avec un interlignage plutôt espacé –, on pourrait l’estimer à environ 800 pages.
Et pourtant, au-delà du soulagement que j’ai éprouvé, je suis en train de traverser une période d'incertitude qui m'empêche de m’en réjouir.
Ce que je ressens beaucoup, pour le moment, c'est du doute.
Un doute énorme par rapport à ce que j'ai écrit.
C'est le doute de sa qualité, de son intérêt, de ce que j'ai cherché à faire, de ce que j'ai essayé d'expliquer, de retranscrire et de raconter.
Cette histoire que j'ai portée si longtemps en moi (bah ui neuf mois c’est long) dont je connais les personnages, les relations, les aventures, les péripéties, le dénouement. Ce récit qui m'a tenu tellement à cœur si bien que je n'arrive pas à savoir à quel point cette histoire vaut le coup et peut parler à d'autres personnes.
Rappelons que je n'écris pas dans mon coin, j'écris pour être publiée, j'écris pour créer des ponts avec les gens, pour créer des liens avec les autres. Bien sûr, que j'écris égoïstement (= pour moi), parce qu'il y a trop de pensées dans mon esprit et que j'ai besoin de les déverser. Je pourrais très bien tenir un journal intime, mais ce n’est pas ce que je souhaite. Je construis un récit et ce récit je veux que des tas de gens le lisent, qu’ils y trouvent des morceaux d’eux ou du moins qu’ils le comprennent. Ça ne veut pas dire que je veux à tout prix plaire aux autres, ça ne veut pas dire que j'écris en me pliant aux attentes de l'édition, du marché du livre, du lectorat actuel, mais ça veut dire que, là, maintenant,
j'ai peur que ce que j'ai écrit prenne la forme non pas d'un pont mais d'un mur et qu’il n'y ait que moi d'un seul côté.
Cette histoire est tellement longue, tellement étrange, il s’y passe tellement de choses, il y a tellement de sujets qui se cachent à peine entre ses lignes, que j'ai l'impression que c'est un fouillis que je ne peux qu’être la seule à démêler, à saisir.
J'ai le sentiment que tous ces mois où j'essayais de donner le maximum de moi n’ont pas été suffisants. Lorsque je pense à ce roman, je sais qu'il y a des bonnes choses, mais j'ai l'impression que c'est enrobé dans une bulle de médiocrité, de suffisance mal placée. Et je sais que ces mots-là sont durs, qu’ils peuvent être surprenants à lire (et croyez-moi ils sont encore plus surprenants à être entendre de vive voix puisque je les dicte au dictaphone), mais je n’ai plus envie de garder pour moi ce qui me ronge.
En fait, je crois que je ressens de la honte.
Une honte sincère de passer autant de temps à écrire, de ne pas réussir à atteindre ce que j'aimerais que mon écriture soit, parce qu’en fait je ne sais même pas ce que j'aimerais qu’elle soit tout à fait, quand est-ce que la trouverais « bien ».
Je lis mes anciens romans puis je lis mes nouveaux textes, et je perçois les progrès, mais ça ne me semble jamais assez. Pour moi il y a quelque chose qui manque dans ce que je fais et souvent je me demande si ce qui me manque ce n'est pas du talent, un talent que je cherche partout, un talent que j'essaie d'atteindre désespérément et qui ne vient pas.
Je fais partie des gens qui écrivent par urgence et par nécessité, parce que c'est en moi depuis que je suis petite, parce que je ne sais pas vivre sans, je ne sais pas faire autre chose. Mais dans ces moments d’incertitude, je me demande à quel point j'ai le droit, à quel point je suis légitime à cette place d’autrice, alors que si on me demandait mon avis, tout le monde a sa place et tout le monde est légitime.
Alors pourquoi ce que je pense pour les autres je ne le pense pas pour moi ?
Pourquoi la bienveillance ne s'applique jamais à moi-même ?
Pourquoi ?
C'était important pour moi de vous en parler, d’exprimer cette souffrance à chaud. Car, oui, j’ai parfois (pas tout le temps, ça vient par vagues) envie de le jeter à la poubelle, ce roman.
Ou alors, moins radical mais tout aussi déroutant, j’ai envie de le planquer quelque part, de la cacher à l’abri des regards, car je suis mortifiée par ce que j'ai tenté d’accomplir sans y parvenir, je suis mortifiée parce que c'est pas assez bon, parce que c'est pas au niveau recherché.
Et je me souviens que ce mal m’a aussi traversé pour Les Enchanteresses, je me souviens de la réécriture où j'avais envie de la balancer à la poubelle pour ne plus jamais en parler. Alors j'essaie de me rattacher à cette idée, de me dire que j'ai déjà ressenti ça par le passé et donc qu'il faut que je laisse cette petite voix de côté, parce que le passé m'a donné tort. Mais il y a une voix plus forte qui me souffle que, peut-être, cette fois, elle a raison, elle va même me prouver que je suis pas digne de l'écriture.
Oui, voilà, le mot que je cherchais.
Plus qu'une question de légitimité, c'est une question de dignité.
Donc je suis là, à vous dicter ces mots et, et, et, je ne sais même plus si dans un mois je voudrais rouvrir ce fichier et me replonger dedans. Parce que j'ai déjà peur d'à quel point j'aurais honte de ma plume. Pour le moment, c’est trop tôt. Je ne suis pas prête. Mais quand ?
Et c'est fou de se dire que que j'ai passé autant de temps dessus, autant de mois, de jours comme de nuits, que les personnages qui vivaient en moi sont devenus tellement réels que j’ai désespérément cherchés à les faire vivre sur le papier, pour au final me retrouver à fixer le plafond à 3h du mat en me disant « pour qui tu te prends, pour qui tu te prends à écrire, pour qui tu te prends à vouloir être lue, pour qui tu te prends à chercher à être entendue ? »
Alors, puisque je ne parviens pas à balayer ma honte, mes doutes ainsi que ma culpabilité d’un simple revers de main, je vais essayer de faire comme si l’écriture n'existait plus vraiment (du moins toute l’importance que je lui confère depuis l’enfance).
Elle reviendra sans doute toquer à ma porte, un jour où il fera trop gris, et alors je n’aurais pas d'autre choix que de la laisser rentrer. Parce que je la connais, elle est capable de casser une fenêtre pour rentrer de force.
Comme d'habitude l'écriture sera présente, fidèle au poste, même quand je la repousse avec mes deux bras.
Peu importe tout ce que je lui fais vivre, l’écriture n’abandonne pas.
Ne m’abandonne pas.
Je crois que tout ce que tu décris c’est le propre et le mal de toutes les personnes qui créent. Ce sentiment que ce n’est jamais assez bien, que tout ce que l’on fait est trop nul, jamais à la hauteur, pas suffisant, médiocre… mais toutes ces pensées ne sont que des filtres et ne sont pas la réalité, surtout lorsque dans ton cas on sait que écrire tu sais faire et tu sais bien faire. Mais je sais à quel point c’est difficile d’y croire alors rappelle toi plutôt que personne n’a lu ton manuscrit encore et que tu es la seule à décider du moment où tu auras envie d’aller de l’avant pour trouver une manière de le faire découvrir au monde. En attendant, la seule juge c’est toi et toi seule et il n’y aucune honte à avoir puisque personne n’en connaît le contenu, le style et la forme. Douter est normal, c’est comme ça que l’on progresse et que l’on aime réussir à améliorer, revenir sur des détails pour les polir et les rendre encore plus chouettes, mais douter lorsque cela devient aussi excessif devient une vraie barrière et dans ces moments là, prendre un peu de recul fait du bien. À 20 ou 75 ans tu penseras toujours que tu peux mieux faire, mais tu as fait et c’est déjà incroyable, rends toi compte de tout le travail accompli c’est fou ! Et parfois aussi se rendre compte que ce sentiment là est un sentiment universel aide, ce n’est pas le même domaine et je ne veux pas du tout ramener le sujet à moi mais dans mon cas, combien de fois je trouve mes illustrations nulles et laides. Est-ce qu’elles méritent des qualificatifs aussi durs ? Je ne pense pas, mais rien que le fait de passer du temps dessus et aimer passer du temps à faire quelque chose que tu aimes compte déjà énormément, prends ton temps, sois un peu plu conciliante, ce que tu fais est vraiment bien Sophie, fais prendre la porte à ce jugement qui te ment.
Je me souviens de la lecture du tome 1 des enchanteresses, je venais de lire une nouvelle écrite par une amie, et j'avais pensé "il faut que [mon amie] s'inspire de Sophie, de la manière dont elle arrive à aborder des sujets féministes avec autant de subtilité". C'est pas donné à tout le monde, et si le talent existe, tu l'as indéniablement. S'il n'existe pas, tu l'as acquise cette capacité à bien écrire, à parler à l'oreille des lecteurs et lectrices, à nous émouvoir. Tu peux douter de ton roman, c'est normal, et tu vas sans doute l'améliorer dans les prochains mois, mais ne doute pas de tes capacités à faire vibrer ton public. J'espère vraiment qu'on aura l'occasion de découvrir ce roman, qu'il finira pas dans une corbeille Windows ! 😅
PS : dispo pour une pré-relecture avant envoi aux ME si tu veux, dès que j'aurais fini les corrections du roman fantasy d'un autre ami 😉 #vismaviederelectricebenevolepourmesproches