💄Je ne suis pas un rouge à lèvres
Aujourd’hui on parle de consommation de la littérature, du lectorat qui nous prend pour un service client et de la philo qui ferait bien d’être remise au goût du jour.
Hello,
Vous lisez actuellement la vingt-deuxième lettre de ma newsletter, vous êtes désormais 1990 à me lire ! Un grand merci, votre fidélité nourrit mon écriture et m’inspire au quotidien.
👋 Je suis Sophie Gliocas, une millenial de 30 ans, qui est née et qui vit (avec son chat et son amoureux) à Paris. Le jour, je travaille dans la communication social media et la nuit, j’écris des livres que vous retrouvez ensuite en librairies.
✉️ Vous lisez une newsletter aux sujets pluriels : j’y parle de mon quotidien d’autrice (mon actualité, ma vision de ce métier, mon rapport à l’écriture), je partage des sujets plus intimes (notamment liés à ma santé mentale et plus généralement, à mon quotidien) et je vous livre aussi mes recommandations (pop)culture et parfois lifestyle.
C’est fascinant comme Internet aime répéter les mêmes sujets, relancer des débats qui ont déjà été posés sur la table (de nombreuses fois) pour ressortir les mêmes arguments (bancals), les mêmes réponses (passives agressives) et tirer les mêmes conclusions (« j’ai raison et tu as tort »)… sans se fatiguer de cette boucle infinie. Vraiment, je suis totalement premier degré : je trouve le procédé fascinant. Il me donne l’impression d’assister à une mélodie qui tourne en boucle sans qu’elle ne rende dingue celles et ceux qui en jouent la partition.
Mais comment en vouloir à Internet de radoter ? Soyons honnêtes : si ces discussions creuses et superficielles permettent de gratter du like et de comptabiliser quelques abonnés… pourquoi s’en priver ? Et si, au passage, on peut déformer le propos des personnes avec qui nous sommes en désaccord histoire de se donner le rôle du vainqueur, profitons-en aussi.
Avec le temps, j’ai appris à éviter ces débats-là. Ils existaient déjà il y a dix ans lorsque j’y participais : en ce temps-là (👵), j’étais très naïve et je pensais qu’on pouvait faire changer d’avis les gens avec qui on échangeait en ligne. Puis j’ai grandi vieilli, tout ça m’a fatigué et j’ai arrêté d’être patiente.
Lorsque j’ai lancé cette newsletter, je me suis dit que ce format était formidable puisqu’il me permettait : 1. de développer mon point de vue sans me soucier de la limitation des formats des réseaux sociaux ; 2. qui dit « format long » dit souvent prendre le temps de lire jusqu’au bout et donc, j’espère, perdre au passage un bon nombre de gens paresseux et obtus d’esprit (je n’ai pas envie de discuter avec eux) ; 3. une lettre est à prendre dans son ensemble avec toutes les nuances qu’elle exprime (et puisqu’Internet n’aime pas la nuance, je sais d’office à qui j’ai envie de répondre -ou non- selon s’il comprend et conserve cette nuance dans son propre argumentaire).
Cette introduction (particulièrement chaleureuse et joyeuse) pour vous poser le sujet du jour :
Je n’aime pas comment une partie des lecteurs et lectrices se comportent envers les auteurs et autrices sur les réseaux sociaux.
Je ne sais pas si « je n’aime pas » est la formulation exacte (dans le sens, exprime-t-elle l’éventail des émotions et pensées qui me traversent ?). J’ai réfléchi à plusieurs termes différents : il m’est inconfortable, violent, irritant d’être témoin de certains comportements qui m’interrogent et me rendent perplexe car ils sont l’illustration même d’un gros dysfonctionnement dans notre rapport aux artistes (en ligne et hors ligne).
Voilà qui est mieux.
Mais c’est un peu long, je vais donc conserver ce « je n’aime pas » puisqu’il exprime à la fois ma frustration, mon inquiétude, ma colère et ma déception.
Je précise aussi, qu’il ne s’agit pas de tous les lecteurs et lectrices. Comme il est écrit dans cette phrase en gras ci-dessus, il ne s’agit que d’une partie1. Je suis incapable de la quantifier, même si elle me semble minoritaire : une minorité active, bruyante et désagréable dont on se passerait bien, mais une minorité tout de même. C’est une première bonne nouvelle.
Mon impression pourrait être tout à fait personnelle et isolée, mais elle ne l’est pas. Elle est subjective, bien sûr (comme n’importe quel ressenti), mais j’ai suffisamment échangé avec d’autres auteurs pour savoir que je ne suis pas la seule à penser qu’il est grand temps d’avoir un peu de considération pour les auteurs avec qui on interagit.
Avant de commencer (et parce que je suis plus à l’aise en procédant ainsi), je tenais à expliquer comment je me situe moi-même en tant que lectrice et autrice, puisque j’ai l’immense privilège d’être les deux.
📚 Côté lectrice :
Si j’adore partager mes lectures au fil de l’eau sur mes propres réseaux sociaux, je suis loin d’être très bruyante ou visible. Par exemple, je n’ai pas de compte Babelio ou Goodreads2. Je sais que ces plateformes sont importantes pour qu’un livre gagne en visibilité (et je ne peux qu’encourager les gens qui aiment noter leurs lectures de le faire là-bas !), mais je n’ai jamais été très fan d’ajouter ma note parmi d’autres (alors que nous n’avons pas forcément la même signification de ce que signifie un 3/5, par exemple) afin qu’elle se noie au reste et que cela donne une moyenne.
Oui, je sais, c’est très bizarre, mais je pense que c’est un trait de ma personnalité qui se retrouve dans tout un tas d’autres aspects de ma vie : je ne suis pas très fan des logiques de groupe, j’aime faire les choses dans mon coin. 💁♀️
C’est pour cette raison que je me suis retrouvée à parler de mes lectures sur mes propres réseaux sociaux, à réaliser mes petits posts et mes stories dans mon coin. Mes notations se font sur cinq étoiles et, jusqu’à récemment, je me cantonnais à Instagram (avec une poignée de vidéos sur Tik Tok jusqu’en 2022 et il y a très longtemps quelques vidéos Youtube). Cette newsletter me permettant d’explorer des formats plus longs et développés, je poste de moins en moins sur Instagram mes avis lectures (ou autres) et je compte réduire à zéro (oups) pour me concentrer ici.
Je suis très bavarde concernant les livres que j’ai beaucoup aimé et qui m’ont donné à réfléchir. De façon générale, je passe assez peu de temps sur les livres que je n’ai pas aimés. Non pas parce que cela me déplait d’être négative ou que je redoute les avis vexés de ceux qui ont aimé (honnêtement, je m’en fiche un peu puisque je ne juge pas les gens qui ont des goûts opposés aux miens, surtout si je trouve que leur avis est tout de même construit et intéressant) ; le plus souvent, j’ai assez peu de choses à dire quand quelque chose me déplaît… du moins, beaucoup moins qu’avec un livre qui me plaît, que je vais décortiquer dans tous les sens et me remémorer avec plaisir !
Cependant, depuis que je suis devenue autrice, j’avoue avoir revu ma position de lectrice. Puisqu’on peut partir du principe que les autres auteurs sont un peu comme des collègues, je tâche d’être professionnelle. Professionnelle ne signifiant pas que tout est génial, parfait ou formidable. Ce n’est pas une posture que j’ai dans mon travail « de bureau » (puisque cela signifierait que je fais mal mon travail) donc je ne vois pas pourquoi je devrais revêtir un costume d’hypocrite juste pour ne pas faire de vagues ! Néanmoins, écrire mes propres romans me fait partager un vécu avec les autres auteurs : écrire, c’est difficile et montrer ses écrits au monde demande une certaine forme de courage et d’accepter la vulnérabilité qui en découle. Alors je soutiens mes collègues autant que je peux.
Depuis quelques années, je choisis d’exprimer mes avis négatifs de façon plus « consciente ». Déjà, parce que même sans taguer l’auteur ou l’autrice en question, il peut tomber sur notre avis (la joie des algorithmes). Ensuite, parce que je suis plutôt du genre à aimer me confronter qu’à fuir (depuis le temps, je pense que vous l’avez compris !). Donc, si je me retrouve devant une personne dont j’ai pu parler du travail négativement, je souhaite être ni gênée ni mal à l’aise. Grosso modo : je veux assumer et je sais que j’assumerais plus mes propres avis négatifs s’ils respectent certaines règles (des règles un peu étranges et très personnelles).
En voici quelques-unes :
Je vais être bien plus expansive quand il s’agit d’une œuvre anglophone ou alors d’un très gros best-seller (le « gros » ayant une importance puisque j’entends par là, des ventes à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires). Dans le premier cas, je sais qu’il est peu probable que mon avis soit lu (ou remonte) à l’auteur/trice en question si il/elle ne parle pas la langue. Et dans le second, j’estime que mon avis est une goutte d’eau dans l’océan… donc qu’il ne va pas changer grand-chose à la réception générale de l’œuvre.
J’ajouterais aussi un troisième critère : le temps. Je suis moins mal à l’aise à l’idée de parler négativement d’un roman paru il y a 20 ans qu’il y a 20 jours. J’estime que l’auteur a sûrement « digéré » son propre bouquin et est passé à autre chose depuis longtemps (je le lui souhaite).
✍️ Côté autrice :
Je suis passée par toutes les étapes.
Quand le tome 1 des Enchanteresses est sorti, je mourrais d’envie de connaître les avis de mes premières lectrices. Comment m’en vouloir ? Je venais de réaliser mon rêve ! Je passais un temps fou sur les sites de notations, à fouiller Instagram, quitte même à demander explicitement à des lectrices de me taguer et à m’écrire personnellement ! C’était totalement assumé de ma part : je voulais savoir, peu importe le prix émotionnel.
Les avis négatifs ne m’ont jamais trop perturbé… ce qui était plus déstabilisant était de ne pas être d’accord. Quand on reçoit certaines critiques, on a forcément envie de se défendre et de se justifier. Mais non, il faut accepter (surtout quand on les a demandés !) car c’est le jeu.
Cependant, quelques avis m’ont beaucoup gêné car ils soulignaient un réel manque de compréhension de l’humain, de ses failles et de ses fragilités. Je me souviens d’une lectrice (de mon âge, c’est important de le préciser) très remontée qui m’avait écrit pour me dire « Comment Bleuenn peut-elle parler aussi méchamment à son père ?! J’ai été choquée par sa violence. J’adore mon père, je ne peux pas cautionner ça ! ». Je suis restée sur le cul. Mon propre père est sans doute l’une des personnes les plus importantes dans ma vie et pourtant nous avons eu des accrochages… De manière générale, mon père nous a plutôt laissées à moi et mes sœurs être des petites connes insolentes et désagréables à l’adolescence et je pense qu’il a eu raison 😉.
Après ce commentaire, j’ai arrêté de demander des avis. J’ai compris que nous ne recherchions pas forcément les mêmes choses parmi nos lectures. Je suis aussi convaincue que les critiques en ligne sont faites pour les autres lecteurs et non pour les auteurs (d’où le fait de ne pas les taguer s’ils ne vous ont rien demandé, ahem).
J’ai continué d’aller lire quelques avis de temps à autres puis je suis passée à autre chose avec le temps. Le deuxième tome est sorti, puis le troisième et enfin le quatrième. Entretemps, le premier a été sélectionné pour un prix des collégiens (qu’il n’a pas remporté, mais j’ai été tout de même très flattée), j’ai fait plusieurs dédicaces, j’ai rencontré des lecteurs, j’ai échangé et pris la parole lors de tables rondes… bref, ma carrière s’est lancée et je me suis beaucoup plus détachée des avis extérieurs. Je me suis nourrie autrement.
J’ai appris à avoir confiance en moi, à me faire confiance, à croire en moi et en mes capacités d’autrice. Ce n’est pas tous les jours faciles, mais j’y travaille.
Et le rapport que certaines lectrices et certains lecteurs (même si, ne nous leurrons pas, les communautés Bookstagram et Booktok sont majoritairement féminines3) entretiennent avec nous, auteurs et autrices, via les réseaux sociaux me dérangent beaucoup. En réalité, il n’est pas que le fardeau des auteurs, je le vois aussi avec d’autres artistes (chanteurs, mannequins, acteurs, illustrateurs) qui acceptent d’avoir une présence en ligne.
Mais qu’ai-je donc à reprocher ?
Certains l’auront compris dès mon titre : il est grand temps d’arrêter de prendre les auteurs et autrices pour des simples produits à consommer.
Je ne suis pas un rouge à lèvres : je suis autrice et j’écris des romans. Peut-être que vous utilisez votre carte bleue pour acheter les deux et pourtant, c’est complètement différent.
Je suis en désaccord avec ces phrases violentes, écœurantes et malveillantes aussi révoltantes que choquantes sur lesquelles je tombe trop souvent :
« Si je n’ai pas aimé ton roman, j’ai le droit de t’écrire pour te le dire car j’estime que je n’en ai pas eu pour mon argent. »
« Si je n’ai pas aimé ton roman, je peux dire ce que je veux et comme je veux et même taguer l’auteur dans ma review car je suis avant tout cliente et le client est roi. »
« Mon avis est important, c’est grâce à moi que tu te fais de l’argent, tu devrais être reconnaissante et accepter toutes les critiques. »
Si vous êtes auteur ou autrice, vous avez sûrement déjà vu passer ces remarques et peut-être qu’elles vous ont faites vous aussi sauter au plafond. Et si vous n’êtes pas auteur, que vous lisez des romans (peut-être les miens ? 😉) et que vous ne comprenez pas le problème, alors cette lettre vous apportera (je l’espère) quelques billes pour comprendre pourquoi ces arguments sont dangereux. Je ne pense pas qu’il se cache quoi que ce soit de bon ou d’intelligent dans de tels propos.
J’ai même l’impression d’être témoin de dérives de ce que devient la littérature (et plus largement l’art) dans un contexte capitaliste où les artistes sont de plus en plus exploités, précaires et mis sur le banc de touche sans que cela ne nous alerte.
Avant de s’attaquer au vif du sujet, prenons un peu de recul et arrêtons ces généralités grossières :
1) Croire que les auteurs sont des petits élitistes bouffis d’orgueil est une erreur
Il paraît que les écrivains auraient la grosse tête. Puisque nous sommes publiés, nous en devenons méprisants et incapables d’accepter la moindre remarque. Nous serions enfermés dans nos tours d’ivoire entourés d’autres artistes comme nous au point d’être déconnectés de la réalité.
Alors, bien sûr, il existera toujours des personnes hors sols qui sont persuadées qu’elles chient de l’or à chaque page et qu’il faudrait les adouber pour ça. Bon, il n’y a pas besoin d’être artiste pour croiser de tels numéros. Chaque métier a son lot d’abrutis. Je veux bien admettre que la figure de l’écrivain a pendant longtemps souffert de clichés un peu ridicules comme celui de l’artiste torturé un peu perché que personne ne peut comprendre parce que trop intellectuel-haaan pour ce monde… M’enfin, le bon sens serait d’accepter que tous les auteurs (même les plus médiatisés) ne cochent pas forcément les cases de ce stéréotype.
Rappelons qu’une extrême minorité d’auteurs vit de ses romans (et s’agissant de ceux qui en vivent confortablement, le chiffre est encore plus ridicule). On n’a jamais autant publié de livres et la compétition pour ressortir sur les tables des libraires n’a jamais été aussi dure. Pour émerger et durer, c’est une vraie bataille. La précarité de ce métier est de plus en plus forte sans que cela n’inquiète grand-monde. À force de prétendre qu’écrire n’était qu’une passion à réaliser sur son temps-libre (et non un vrai travail qui demande du temps, de l’effort, de la rigueur), voilà où nous en sommes.
Comme n’importe quel travailleur, les auteurs ont donc des intérêts à défendre et, compte tenu de leur situation plus que critique, ils auraient tort de s’en priver. Peut-être faites vous partie de ces personnes qui considèrent que tout le monde doit en chier pour joindre les deux bouts. Peut-être d’ailleurs retirez-vous un certain plaisir à savoir que des gens galèrent à vivre de leur métier. Peut-être aimez-vous ce sentiment de n’être pas seul à nager dans la merde. Personnellement, je suis plutôt du genre à aimer tirer notre société vers le haut, à soutenir les personnes qui revendiquent et défendent leurs droits (les miens ainsi que ceux des autres). Ce sont deux écoles de pensées très différentes. La vôtre ne me semble pas mener à grand-chose.
2) Croire qu’il suffit « d’être talentueux » pour vivre du métier d’auteur est (là, aussi) une erreur
Ces derniers temps, quelques collègues autrices (publiées par une maison d’édition ou alors auto-publiées / des collègues que je connais personnellement ou pas du tout) ont fait part de leur désarroi et de leur frustration que leur roman ne marche pas aussi bien que prévu. L’avenir semble subitement plus incertain ce qui peut-être émotionnellement dur à gérer.
Sans s’adresser à des lecteurs en particulier, certains sont pourtant très vite monter sur leurs grands chevaux, vexés qu’on les culpabilise (ah bon ?) de ne pas les acheter. Il se passe alors une réaction assez perturbante. Au lieu de passer leur chemin, ces quelques lecteurs très susceptibles décident d’opter pour la riposte (alors que, je répète, personne ne les a attaqués ? *vraiment, j’espère que vous sentez ma perplexité en écrivant ces lignes*).
En voici des échantillons : « peut-être que tu devrais accepter que ton livre est nul » « je suis allée lire ton résumé et franchement ça donne pas envie » « bah écoute, c’est pas de notre faute si ton livre n’est pas si bien que ça. S’il l’était, il aurait du succès. »
Comme vous pouvez le voir, des réponses aussi agréables que bienveillantes, empathiques et dénuées de la moindre méchanceté gratuite. Alors qu’on nous considère comme orgueilleux, voilà ce qu’on reçoit… cherchez l’erreur !
Sans trop m’avancer, je pense que n’importe quel lecteur un peu sérieux sait qu’un bon livre n’est pas forcément synonyme de succès. Il y a des tas de mauvais livres qui se vendent très bien. D’ailleurs, « mauvais » est tout à fait subjectif, même si j’en ai personnellement une définition très claire : des livres à la syntaxe mauvaise, très pauvres au niveau du style d’écriture, parfois creux dans le propos, qui usent et abusent de poncifs vieux comme le monde sans les remettre en question (ce qui peut s’avérer franchement problématique). Ces best-sellers existent, oui. Je pense qu’on en connait tous au moins un. Et d’ailleurs, peut-être même qu’on en apprécie certains. Parce que c’est ce qui est formidable avec la littérature… parfois, ça s’explique pas : tous les défauts nous sautent aux yeux et pourtant, on aime quand même. 😉
Mon propos n’est pas de dire que tous les best-sellers sont nuls (ce serait faux, il y a des tas de best-sellers que j’adore car excellents, et pour être sincère, il y a même des livres franchement pas oufs que j’aime de tout mon cœur… parce que, comme dit précédemment, ça ne s’explique pas !), mais plutôt que tous les best-sellers ne sont pas forcément bons et, qu’à l’inverse, tous les romans qui ne marchent pas ne sont pas forcément mauvais. Le monde de la littérature est impitoyable et il y a aussi une part de hasard, de chance, ainsi que d’être au bon endroit au bon moment dans n’importe quelle réussite. En fait, les livres à succès sont représentatifs de l’ensemble du monde du livre : il y a autant du très bon, du bof et du pas ouf parmi les livres qui se vendent bien que dans les livres plus confidentiels.
Dire à un auteur que son manque de succès serait dû à un manque de talent est factuellement faux. De tels propos sont juste méchants et je soupçonne une envie un peu sadique d’avoir l’ascendant sur l’artiste, de lui rappeler qu’il ne vaut rien sans un public réceptif.
3) Croire que les auteurs ne devraient pas être conscients de leur propre valeur est (encore et toujours) une erreur
Je n’arriverais même pas à en vouloir à un auteur qui débute d’être orgueilleux. Il y a une telle violence et méchanceté en ligne qu’il faut se blinder. Parfois, se protéger passe par développer un certain amour-propre. Et peut-être même un peu plus que la moyenne quand on a de la visibilité (histoire de ne pas se faire bouffer).
Les artistes ont le droit d’avoir de l’ego. Je dirais même que c’est un devoir.
Quand vous décidez d’être publié, c’est parce que vous jugez que votre travail est suffisamment satisfaisant pour qu’il le soit. Sinon, ah quoi bon l’envoyer à une maison d’édition ? Et il n’y aucune honte à être fier de ce qu’on réalise, à trouver ça (peut-être) mieux que la moyenne, à y croire, à vouloir tenter sa chance. C’est parce qu’on ose que tout commence.
Je vais me faire écho à la première lettre de la newsletter d’Ielenna : je n’ai pas honte de dire que je pense bien écrire et que mes histoires ont de l’intérêt. Je ne pense pas être la nouvelle voix de toute une génération, je ne pense pas avoir inventé l’eau chaude, mais je sais où je me situe et je pense que ce que je fais a du sens artistiquement parlant. Et je ne pense pas trop me planter puisque ma maison d’édition croit aussi en moi.
Est-ce que cela signifie que je suis satisfaite de tout ce que j’écris ? Pas du tout. Est-ce que cela signifie que je n’ai aucune marge de progrès ? Encore moins. Est-ce que cela signifie que je ne doute jamais ? Ah… si seulement !
Je ne suis pas du genre à nier les privilèges sociaux qui existent dans le simple fait de trouver son travail suffisamment bon pour désirer qu’une maison d’édition le lise. Cependant, cela ne peut pas effacer les heures de travail, les obstacles et les mérites qui en découlent. L’un n’empêche pas l’autre.
Je n’arrive pas à me sortir de la tête qu’il y a aussi quelque chose de très sexiste qui se joue là-dedans. Beaucoup d’auteurs qui communiquent en ligne sont des autrices. Elles affichent leur travail, leurs fiertés, leurs parcours, leurs victoires. Visiblement, on a toujours du mal avec le fait que des femmes réussissent et qu’elles le montrent. On préférerait qu’elles galèrent, qu’elles se fassent marcher dessus et qu’elles morflent. Parce qu’on adore voir les femmes souffrir.
Très bien.
Et maintenant… qu’est-ce qu’on fait ?
Peut-être est-il temps de se recentrer sur ce qu’est un livre et ce que cela implique quand on en lit. Sans partager les visions élitistes qui veulent à tout prix sacraliser le livre comme étant l’objet le plus noble de l’Humanité, force est de constater que, non : le livre n’est pas un objet comme les autres et, à ce titre, on ne peut pas le considérer comme un produit lambda.
Si on n’en prenait que l’aspect économique, il est indéniable que le livre en France est considéré différemment des autres produits culturels, c’est d’ailleurs pour ça qu’il existe la politique du prix unique qui permet aux librairies indépendantes de ne pas disparaître.
Cependant, le livre existe au sein d’une industrie. De grands groupes dominent les trois quarts du marché et essaient d’être toujours plus compétitives entre elles. La plupart des romans sont donc produits au sein de cette économie et passent par tout un tas de stratégies marketings et de normes du monde éditorial que les auteurs suivent (plus ou moins) consciemment. Cette industrialisation à grande échelle de la littérature place le lecteur dans la position d’un consommateur dont la finalité sera d’être divertie.
Je n’ai rien contre le divertissement. Vu que je lis plus de 70 romans par an et que je visionne tout autant de films et de séries, ce serait faire preuve d’hypocrisie. D’ailleurs, je ne suis jamais très fan quand on sous-entend que la culture est forcément un truc chiant et élitiste. Je suis persuadée que les frontières entre culture et loisirs sont plus poreuses qu’on ne le pense.
Néanmoins, le divertissement est aussi le résultat de la société ultra libérale dans laquelle nous évoluons. Les philosophes Horkheimer et Adorno en parlent mieux que moi dans leur célèbre essai « La dialectique de la raison » publié en 1944. Pour résumer, nous travaillons pour pouvoir nous amuser par la suite et nous réalisons ce schéma en boucle. La recherche de loisir est dans la continuité du travail industriel que nous effectuons. Cette pensée qui a maintenant 80 ans permet de comprendre à quel point l’industrie fait se croiser la culture et le divertissement. Plus intéressant encore, le divertissement va jusqu’à définir les contours de cette culture.
Mais, on ne peut pas réduire la littérature (et n’importe quelle discipline artistique) a une simple variable de divertissement. Faire ça, c’est nier ce qui s’y trouve au début : l’art, donc. Si ce mot peut paraître un peu intimidant et pompeux, il existe depuis suffisamment longtemps pour qu’on ait beaucoup de choses à dire à son sujet.
Pour en revenir au titre de cette lettre, un rouge à lèvres que vous achetez chez Sephora demande certes de la créativité ainsi que tout un tas d’expertises et connaissances (chimiques, sociologiques, marketing, technologiques, techniques), mais il n’est pas une œuvre d’art4. Je ne cherche pas à dévaloriser cet objet en soi puisque j’adore les rouges à lèvres (vraiment, vous n’imaginez pas à quel point) et qu’il m’est même arrivé de posséder quelques beaux objets (comme le ravissant RAL Paul&Joe à tête de chat qui était si joli que je n’osais même pas l’utiliser 😺).
Ce qui différencie l’art du reste pourrait être la volonté esthétique qu’il y a derrière cette création. C’est souvent la première définition qu’on lui donne, notamment durant nos cours de Terminale où on nous apprend à l’opposer à la nature ou à la science. Et, j’anticipe : si l’art n’a pas forcément d’objectif précis (on pourrait citer le concept de l’Art pour l’art apparu au XIXe siècle qui s’opposait à l’idée que l’art avait forcément un but moral, pédagogique ou utile), je considère qu’à partir du moment où on choisit de ne rien rattacher à son art, on a déjà un parti-pris.
La définition de l’art est multiple et a pu évoluer au fil des époques. Dans cette lettre, je ne cherche pas à délimiter ce mot car je ne crois pas en avoir les connaissances suffisantes (tout comme pour le mot littérature qui ne signifie pas la même chose pour tout le monde et selon les époques… !). De toute manière, je suis plus intéressée par ce que l’art fait de nous et par conséquent, de moi.
L’art est ce qui nous rend profondément humain. L’art est peut-être même ce qui nous donne envie de vivre, qu’on créé une œuvre ou qu’on la reçoive. Notre cerveau aime l’art car il agit sur des émotions (positives comme négatives), des affects (idem), bref : parce qu’une interaction se créé avec l’œuvre. C’est pour ça que j’écris (pour me lier aux lecteurs) et que je lis (pour me lier à des auteurs).
Cet article sur Radio France en parle mieux que moi.
Sans doute, comprenez-vous mieux pourquoi je trouve dommage qu’on laisse cette dimension artistique de côté dans notre rapport aux auteurs. Personne ne demande à ce qu’on vénère les artistes. Personne ne demande à ce qu’on chante les louanges de leurs œuvres sans poser de questions. Mais on ne peut pas réduire un livre à un simple bien de consommation et continuer de penser qu’un produit culturel n’est là que pour nous divertir. Quelle tristesse ! Quel échec !
L’art est à la fois un refuge et une porte sur le monde.
Alors comment peut-on mépriser les auteurs et réduire ainsi le travail qu’ils ont fourni ?
Non, le travail artistique n’est pas un travail comme les autres. Je suis bien placée pour le savoir, je suis à la fois autrice et j’ai un travail de bureau ! Un travail de bureau qui, je le rappelle, me plaît beaucoup où je me sens à la fois utile et épanouie. Et pourtant, non, mon métier d’artiste ne revêt pas du tout les mêmes enjeux. Ce n’est pas une question de dire qu’il est plus important (parce que c’est faux), mais cette différence doit être prise en compte pour comprendre à quel point les artistes rencontrent de réelles difficultés.
Dans L’art analysé comme un travail, le sociologue Pierre-Michel Menger écrit ceci dans sa première partie :
“la création artistique ne serait pas si profondément stimulante et désirable si l’individu n’apprenait pas – à travers les possibles qu’il invente et les choix qu’il opère – à se connaître lui-même et à se découvrir un et multiple.
C’est la ressource du travail artistique que d’inventer et d’expérimenter à partir de soi comme être multiple, et ce, que le sentiment dominant soit celui de la liberté et de la maîtrise de la décision créatrice ou celui de l’urgence et de la fureur. Il s’agit d’ailleurs probablement d’un enchaînement ou d’une alternance des deux états mentaux.”
Bref, il ne me semble pas déconnant de dire que lorsqu’on décide de créer une œuvre, on essaie de toucher (au moins du bout des doigts) quelque chose d’assez profond…
…Et donc, sans surprise, il est un peu crispant de lire que pour GermaineDu46 il est tout à fait normal de considérer les auteurs comme un service client puisqu’elle n’en a pas eu pour son argent.
Pour être honnête, cette logique de rentabilité dans la lecture (et l’art en général) me désarçonne. On voit à quel point la notion de divertissement a pris le pas au détriment du reste (même si, je le répète, je n’ai pas pour ambition qu’on s’emmerde en lisant mes romans 💀).
Il y a des tas de livres que je lis et qui me déplaisent… sans que cela ne me donne envie d’aller en faire part à l’auteur :
D’abord, parce que je considère qu’un livre étant un objet fini, il n’est plus possible de revenir en arrière.
Ensuite, parce que je connais la chaîne du livre et que je devine quelles corrections/modifications/questions ont parcouru tout ce travail d’écriture. L’auteur connait par cœur son roman et il a souvent fait ses choix en connaissance de cause, entouré de gens très professionnels (éditeurs, correcteurs, lecteurs, préparateurs de copies, parfois même des sensitivy readers) aux connaissances solides qui ont pu le conseiller et l’accompagner au mieux. Il est peu probable que je lui apprenne ce qu’il sait déjà. L’auteur a le plus souvent fait des choix qui sont simplement différents de ceux que j’aurais faits car nous sommes des êtres aux sensibilités différentes et aux opinions parfois opposées. C’est frustrant, mais réel.
Ensuite, parce que lire un livre qui ne va pas me plaire ne me plonge pas dans un mécontentement terrible au point de vouloir pondre des pavés à son auteur. Au même titre qu’il m’arrive de sortir du ciné en étant dubitative par ce que je viens de voir, j’estime que cela fait partie du contrat tacite entre l’artiste et son public. Quand on décide de découvrir une œuvre, on prend le risque d’être déçu, on prend le risque de ne pas aimer. Et moi, je trouve ça formidable ! Qu’est-ce que c’est chouette de ne pas savoir ce qui nous attend.
Enfin, parce que je pense sincèrement que ne pas aimer une œuvre n’est pas une perte de temps (ou de l’argent jeté par les fenêtres). On apprend et on se découvre à travers ce qu’on aime… et ce qu’on n’aime pas. Nous expérimentons en sortant de notre zone de confort et cela comprend une part d’improbabilité. Au lieu de réfléchir en termes de ratio coût financier/résultat positif (toujours très capitaliste, en passant), adoptons d’autres logiques. Qu’avons-nous appris de ce que nous avons vu/lu ? Qu’avons-nous ressenti ? Quelles leçons en tirons-nous ? Qu’avons-nous découvert sur nous ? Parlons-en, partageons, bien sûr, mais pour le plaisir de s’élever collectivement !
À l’été 2023 est sorti un film formidable, un petit bijou de comédie noire d’à peine une heure : Yannick de Quentin Dupieux. On y découvre Yannick (Raphaël Quenard) qui décide d’interrompre la pièce de théâtre à laquelle il assiste car il s’ennuie… jusqu’à finir par dégainer son flingue et retenir en otage les comédiens ainsi que le public. Le média Le Devoir en parle mieux que moi :
« En apparence simple, cette prémisse cache une réflexion aussi désopilante qu’affûtée sur l’inanité d’une industrie du divertissement qui endort son public, l’arrogance d’une certaine élite culturelle envers le peuple et sa définition de l’art, et la fiction que cette dernière se raconte pour justifier sa médiocrité. »
En très peu de temps, Yannick nous montre également la complexité de créer (le héros est persuadé d'être capable d'écrire sa propre pièce en improvisant… ce qui se révèle plus difficile que prévu), tout en abordant les notions complexes de « subjectivité » (deux milieux sociaux s'affrontent et n'ont pas la même conception de l'art) et de « divertissement » (le héros interrompt la pièce car il estime qu'on lui fait perdre son temps).
Et pourtant, je suis moins à l’aise quand je découvre que la vraie vie rattrape la fiction et qu’Isabelle Huppert se retrouve huée durant une représentation où ses choix artistiques sont considérés comme déroutants. Interrompre quelqu’un sur scène, on le faisait il y a quelques siècles : même qu’on balançait des aliments sur les comédiens si on n’aimait pas la pièce.
Je ne sais pas vous, mais je n’ai jamais cru qu’il était sain d’imiter des comportements violents que nous avions il y a plusieurs siècles de cela. N'apprenons-nous rien du passé ?
Dans ces moments, je me dis qu’on perd une part de notre humanité. Autant à l’égard de l’artiste que de nous-mêmes.
Félicitations si vous aviez relevé cette première nuance (que je ne vais pas souligner à chaque phrase où j’essaie de prendre mes plus grandes précautions). Mais ces tournures sont un moyen pour moi de savoir si vous lisez cette lettre sérieusement ou si vous la survolez sans essayer de comprendre où je veux venir… *wink wink*
Cela ne m’empêche pas d’aller moi-même checker la notation d’un roman avant de décider de passer à l’achat ou non. Je sais, c’est paradoxal !
Je n’ai aucune idée de si la variable du genre a une quelconque influence dans ces propos tenus et comportements que je vois passer sur les réseaux sociaux (et seul.e un.e sociologue pourrait nous le dire).
Cependant, peut-être que ce rouge à lèvres pourra revêtir une fonction technique qui sera utilisé dans un travail artistique (je pense aux make-up artists, par exemple).
Merci pour la justesse de tes mots et pour ces pistes de réflexion 🙏🏻
Franchement, ça fait du bien 💫
Moi qui pensais que les retours aussi directs et violents étaient réservés aux films et séries !... Joie de créer, plaisir de recevoir ✨😅
Bravo pour cette tribune !