L’écriture doit-elle être une souffrance ?
Aujourd’hui on parle de tutus et ballerines, de romans feel good, d'ampoules sur les orteils, de catharsis et de douleur sourde.
« Plié, saut de jambe, pas de bourrée, saut de chat. Et allez, on recommence les filles ! Plié, saut de jambe, pas de bourrée, saut de chat ! Glissade, jeté, pas de bourrée… le port de tête, les filles, n’oubliez surtout pas votre port de tête ! Les épaules basses, le menton bien haut… Allez, plus haut ! On saute plus haut ! »
Au milieu de la salle de danse, toutes les élèves suivent les mots de notre professeure de danse classique à la lettre.
Les notes d’une musique aux explosions rythmiques s’élèvent depuis la stéréo grésillante et résonnent contre les murs sur lesquels s’alignent des affiches de Rudolf Noureev, Sylvie Guillem et Patrick Dupont1. Je commence enfin à connaître ce passage par cœur si bien que la “Danse infernale du roi Kastcheï”, un des morceaux de L’Oiseau de feu de Stravinsky2 et sans doute l’un de ses plus originaux, s’est transformée en une mélodie familière que j’apprécie de retrouver dès que la musique commence.
« Souriez les filles, n’oubliez pas de lever le menton et pensez à vos pointes ! Vers le sol, Alexandrine ! J’ai dit, vers le sol ! »
Je croise mon reflet un bref instant dans le grand miroir en face de moi. Sous les lampadaires accrochés au plafond, mon front est moite de sueur. Des auréoles de transpiration commencent à se dessiner sur le tissu synthétique de mon justaucorps bordeau. Je serre les dents et m’efforce de sourire. Le morceau touche bientôt à sa fin. La fin est proche, dans une poignée de notes.
Le vieux parquet grince à chaque fois que nos pieds rencontrent les lattes abîmées. Je perçois la poussière jaunâtre de la colophane3 qui flotte autour de nous à force d’endurer nos rebonds. Son odeur si particulière, légèrement boisée, vient chatouiller mes narines et manque de me déconcentrer l’espace d’une seconde.
Je dois avoir 13 ans et cela fait déjà plusieurs années que je passe plusieurs de mes soirées et mercredis après-midi dans cette salle du conservatoire de ma ville.
Ma rencontre avec la danse classique fut l’histoire d’un heureux hasard : un gala de fin d’année auquel j’ai assisté à mes 7 ans et dont le clou de la soirée était, si mes souvenirs ne me trahissent pas, un court morceau de la scène 1 de Casse-Noisette, « Le pays des sucreries ». 🩰
Un délicieux bonbon où la fée dragée rencontre des friandises du monde entier. Mes yeux sont restés émerveillés devant ces danseuses de dix ans de plus que moi, aux gestes déjà si grâcieux, sans parler de leurs tutus rose pastel et doré.
Ce soir-là, mon admiration béate n’a pas échappé à ma mère qui s’est empressée de m’inscrire aux cours de septembre.
Mon été précédant la rentrée fut donc ponctué par des livres d’histoire sur la danse classique4 et par les romans incontournables – que nous sommes si nombreuses à avoir lu – de la saga Danse ! d’Anne-Marie Pol. Je devais rentrer dans la peau d’une danseuse et je prenais ça avec le plus grand sérieux.
Durant les années qui ont suivi et jusqu’à l’adolescence, j’ai donc découvert un nouvel univers. Un où les garçons se font rares – mais existent ! –, où les couleurs de nos justaucorps changeaient chaque année selon notre niveau (seulement accessible grâce à un examen particulièrement sévère), où chaque pas de danse porte un nom un peu étrange et rigolo qu’il faut connaître sur le bout des doigts tout comme la position des pieds et des bras.
Je me souviens encore de ma fierté l’année où j’ai eu la meilleure note de mon niveau (18/20 !!), ce qui m’assurait de passer au niveau au-dessus sans aucun problème (14 étant la note d’acceptation minimale).
Mais même en majorant, je n’ai eu le droit qu’à un sourire fugace d’une des dames du jury. Même avec cette note qui m’avait demandé des heures d’entraînements en dehors des cours hebdomadaires, je ne faisais toujours pas partie des meilleures qui tentaient leur chance à l’Opéra de Paris.
Certaines élèves, que j’enviais terriblement autant que je les admirais, ont même réussi à devenir des petits rats5, d’autres dansent maintenant dans le monde entier et n’hésitent pas à préciser dans leur CV qu’elles ont esquissé leurs premiers pas aux côtés de notre professeure.
Cette dernière était, comme on peut s’en douter, à l’image de cette ambiance particulière : une grande femme élégante au teint soigneusement poudré, aux cheveux blonds presque blancs impeccablement coiffés, aux yeux bleus perçants, un port de tête majestueux et d’une froideur sans commune mesure. Elle avait fait ses armes à l’Opéra de Kiev et avait une certaine conception de ce qu’était la danse classique, peu importe notre âge et notre niveau.
Chaque année, notre conservatoire raflait les meilleures places aux examens départementaux et il était hors de question que cela change. Dès très jeune, il n’était pas rare que les élèves les moins appliquées se retrouvent remerciées virées sans cérémonie. Les crises de nerfs et de larmes étaient fréquentes dans le vestiaire.
Nous n’avions pas le droit à l’erreur, encore moins au relâchement.
La danse classique n’était pas une simple activité physique pour se dépenser à côté de l’école, c’était un art qui demandait toute notre application et implication.
La compétition était rude, constante, pour récolter ne serait-ce qu’un hochement de tête satisfait de la part de notre prof. Plus nous grimpions les niveaux et plus le nombre d’élèves se réduisait. Je me souviens de l’année où nous sommes passées d’une petite quinzaine de filles à seulement quatre… la plupart avait préféré fuir, terrorisée par ce qu’on attendait d’elle à seulement 10 ans. Je me souviens encore des fois où nous serrions les dents pour tenir cette fichue arabesque jusqu’à ce que notre professeur accepte de nous laisser nous reposer. Je me souviens de notre fatigue à l’approche du gala de juin, des six heures de danse hebdomadaires qui n’étaient pas suffisantes pour avoir le niveau attendu et des répétitions qui venaient s’ajouter aux autres séances. Je me souviens de mon nez qui se mettait à saigner pendant des heures et des heures plusieurs semaines avant les examens finaux, juste parce que je stressais. Je me souviens de mes pieds meurtris par les pointes. Je me souviens des fois où je pleurais en faisant mes devoirs à 22h, après être rentrée et où je me sentais si insuffisante, même nulle. Je me souviens de la fois où je me suis blessée en plein cours et puis de toutes celles où j’ai eu de la fièvre et où je suis quand même venue car le contraire était impensable.
Je me souviens du nombre de fois où je n’ai pas écouté mon corps.
Où j’ai refoulé la douleur.
Où j’ai ignoré la souffrance, la fatigue, la frustration.
Je me souviens de cette phrase qu’on se répétait en boucle dans les vestiaires en même temps qu’on essayait d’avancer sur nos devoirs entre deux chorégraphies qui ne nous concernaient pas ; celle qu’on avait entendu dès notre première année : « la perfection n’existe pas, mais il faut tout de même essayer de l’atteindre. »
Et puis il y a celle qui revenait en permanence, jusqu’au moment de monter sur scène : « Et surtout n’oubliez pas de sourire ! Le public doit croire que ce que vous faites est facile, agréable ! Si vous serrez les dents, il sent que vous avez mal, que ça demande un effort et alors il ne passe pas un bon moment. Alors : SOURIEZ ! »
Et alors nous souriions. De toutes nos dents. Le visage figé.
J’ai arrêté la danse classique à 14 ans parce que j’en avais assez de pleurer tous les soirs après les cours en rentrant chez moi. Je ne me sentais jamais à la hauteur, peu importe les efforts que je faisais. Je haïssais le reflet que je croisais dans le miroir, je ne voyais que mes défauts et tout ce qu’il fallait corriger pour espérer ne serait-ce que frôler cette fameuse perfection inatteignable.
Ma mère était persuadée que je finirais pas regretter.
Cette pensée ne m’a jamais traversé l’esprit.
Et pourtant, si on me demande si j’ai aimé ces années de ma vie et si j’ai aimé danser, la question ne se pose même pas. Voir un ballet continue de m’émouvoir comme lorsque j’étais gamine. Je réponds sans hésiter que cette discipline m’a donné le goût de la persévérance, de l’effort, de la difficulté. Je carbure à ça (même si je fais de gros efforts pour m’en détacher) : au fait de chercher à se dépasser, à vouloir toujours faire mieux, à l’intransigeance envers soi pour donner le meilleur. Et lorsqu’on me demande « si ce n’était pas trop dur ? », je plisse le nez, je lève les yeux au ciel et je réponds « bien sûr que si, mais c’est le jeu », comme si je ne réalisais pas tout ce que cela implique d’être confrontée à une telle rigueur dès l’enfance.
On m’a appris à ne pas sourciller parce que la peau de mes orteils était en lambeaux à la fin des cours, à ne jamais soupirer face à un énième « on recommence ! » alors que ça fait déjà cinq minutes que le cours devrait être terminé. On m’a appris à considérer tout ça comme des détails anecdotiques puisqu’ils servaient un seul et même but : ✨l’art✨.
Et, alors que j’écris ces mots un peu grandiloquents à désormais 31 ans, je réalise tout ce qui m’habitait il y a près de 20 ans et à quel point j’y croyais.
Mais qu’en est-il désormais ?
Je suis encore pétrie de défauts et de mauvais réflexes.
J’ai la conviction que la difficulté ne doit jamais transparaître peu importe l’œuvre. Que ce soit un plan séquence au cinéma particulièrement fastidieux à réaliser, des accords musicaux sophistiqués ou, pour en revenir à l’écriture (quelle surprise !) autant du côté de la plume que du récit. Peu importe la complexité du travail en amont, je souhaite qu’elle se fonde au maximum dans l’ouvrage.
Bien entendu, ce sont des préférences artistiques qui sont purement personnelles et qui n’ont pas vocation à être partagées par toutes et tous. Comme a dit un grand sage : c’est la vie, hé.
Dans son manuel très didactique Ecrire comme une abeille 🐝, l’autrice Clémentine Beauvais explique qu’elle n’apprécie pas beaucoup les styles de plumes « khâgneuses ». Le choix du mot m’a fait sourire. « Khâgneux » renvoie aux années d’école préparatoire littéraire (hypokhâgne et khâgne), souvent considérées comme particulièrement difficiles. Je comprends ce qu’elle entend par là. Mon père appelle ça « se regarder écrire ». Je comprends ce qu’il entend par là aussi. J’ai l’impression qu’on le fait beaucoup quand on est jeune et qu’on tâtonne à trouver son style. Pourtant, ça n’existe pas que chez les débutant.e.s !
Personnellement, je dirais que ce sont tous les styles littéraires un peu trop pompeux à mon goût, avec beaucoup de métaphores filées et du vocabulaire très soutenu qui peut sonner faux au point de casser la fluidité du texte.
Cependant, ces styles peuvent faire sens et ont le mérite d’exister : par exemple, dans les littératures de l’imaginaires aux univers très éloignés des nôtres, ou alors pour raconter une histoire qui se déroule à une autre époque, avec des personnages d’une certaine catégorie sociale, etc…
Mais de mon côté, j’y suis souvent insensible. J’ai l’impression qu’on me casse dans mon élan de lecture. J’ai l’impression que la difficulté transpire entre les lignes, que l’effort est sous mes yeux. Et au lieu de m’impressionner, il me rebute.
Cependant, je les différencie des styles qui manquent d’accessibilité ou qui font partie de ce que certains appellent une littérature plus « exigeante ». Exigeant est un terme que j’entends souvent revenir depuis quelques années dans l’édition ; non pas que la lecture n’exigerait pas un effort en soi peu importe le livre entre nos mains, mais parce que certains styles seraient moins accessibles que d’autres, plus fastidieux à lire (sans être élitistes pour autant, ça c’est un autre sujet) !
On peut retrouver dans cette liste certains classiques de la littérature bien sûr, mais aussi des plumes atypiques, moins conventionnelles, aux tournures plus singulières.
La structure narrative, le choix des points de vue, la construction des phrases, le registre de langue, sont des paramètres parmi d’autres qui rendront le récit plus ou moins dur à suivre.
Mais on peut tout à fait écrire avec un vocabulaire très simple, voire même franchement familier, et avoir une plume qui nécessitera un temps d’adaptation. Et certains auteurices de cette catégorie ont un talent incomparable pour donner l’illusion qu’ils ont écrit tout cela avec une facilité désarmante.
Je ne sais pas si je les admire ou s’ils m’énervent. Ou alors les deux ? 😉
Les liens entre la souffrance et toutes les disciplines artistiques me fascinent. Ces dernières années, j’ai senti qu’un vent différent soufflait, notamment en écriture6. Je ne sais pas si c’est une vision déformée par ma propre expérience ou si un vrai changement s’est opéré. Peut-être ni l’un ni l’autre et que la vérité se cache entre les deux ?
Les Charles Bukowski impressionnent moins en 2025, sans doute parce que noyer ses vieux démons dans l’alcool n’a jamais aidé et ne devrait pas être glorifié… et pourtant ils sont à la racine de bien des figures mythiques masculines dans la littérature.
” We don't even ask happiness, just a little less pain.” Charles Bukowski
Les écrivains masculins se seraient-ils appropriés la douleur en littérature et, surtout, sont-ils capables de l’exprimer autrement que par des actes de violence autodestructeurs ? Mais plutôt que de passer d’une vénération aveugle à un soupir blasé dès qu’on prononce, au hasard, le nom d’Hemingway7, peut-être devrions-nous regarder tous ces artistes avec les lunettes de notre époque. Ces écrivains n’avaient rien de « maudit » ou de « torturé » : ils étaient avant tout profondément malades (mentalement mais parfois, aussi physiquement), désespérés et très seuls dans leur souffrance.
“Do you know why we have the sunflowers? It's not because Vincent van Gogh suffered. It's because Vincent van Gogh had a brother who loved him. Through all the pain, he had a tether, a connection to the world.”
L’humoriste australienne Hannah Gadsby, dans son spectacle Nanette (2018)
Et si cette nouvelle vision de la figure de l’écrivain (de l’artiste en général, même), me semble plus juste et pertinente, elle n’efface pas pour autant tous mes questionnements.
Il suffit de lire certaines de mes précédentes lettres8 pour réaliser à quel point l’écriture d’un roman se fait chez moi de façon quasi chaotique (peu importe l’organisation ultra carrée de mon temps de rédaction). Je passe par d’innombrables émotions, mes doutes peuvent s’intensifier au fil du temps et sont loin de s’évaporer en un claquement de doigts. Au contraire, la fin de l’écriture d’une nouvelle version me fait l’effet d’un « down ». L’adrénaline et l’excitation redescendent brutalement. Je me retrouve seule, face à mes pages noircies, avec rien d’autre à faire que de devoir constater ce que j’ai moi-même créé. Et bien sûr que rien n’est figé, qu’il sera toujours temps d’encore retravailler le matériau que je viens de régurgiter et pourtant, le mal que je ressens me semble toujours plus long et pénible à endurer que les moments de joie et d’étincelle ! Sans doute parce que l’un est plus confortable que l’autre (on se demande bien lequel, hmm).
Et j’ai beau essayer de raconter ces périodes pour les extérioriser, pour apprendre à faire le point, j’ai beau m’efforcer de me concentrer sur le positif dans mon travail, sur ses points forts et tout ce que je viens de réaliser, il n’empêche que l’insatisfaction peut finir par m’étouffer si je ne suis pas vigilante quant à ma santé mentale.
« Nul n'a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l'enfer. »
Antonin Artaud, artiste
L’écriture n’est pas une activité solitaire pour tout le monde mais pour moi, elle l’est. Elle est à la fois un refuge, où je peux aller me blottir pour m’évader, poser par écrit toutes ces histoires qui peuplent mes pensées en permanence ; mais elle peut aussi être une cellule froide et sombre dont j’ai beaucoup de mal à m’extraire. Et je dois encore apprendre à jongler entre ces deux états en faisant en sorte que le premier empiète sur l’autre plutôt que l’inverse.
Alors oui, il m’arrive d’avoir un petit pincement au cœur lorsque je lis ces personnes (qui elles-mêmes écrivent !) se moquer de tous ces artiiiistes torturés qui en feraient des tonnes simplement par souci de posture et d’égocentrisme. Je pense que c’est un peu plus profond que ça.
Lorsqu’on décide de créer sa propre œuvre (et donc qu’on passe “de l’autre côté de la barrière”), qu’on met un bout de soi-même9, on en sort rarement indemne. L’affect prend une place qu’il est difficile d’ignorer, même s’il reste différent pour chaque œuvre. On ne peut pas rationnaliser froidement ces émotions-là. Enfin si, peut-être qu’on peut, mais je trouve ça franchement triste… voire un peu ennuyeux. Et si on a le droit de trouver les préoccupations d’un artiste sommes toutes assez risibles à notre époque, je ne peux m’empêcher de penser que cela ne retire pas à l’artiste le droit de les exprimer sans qu’on dénigre ce qu’il éprouve.
Je comprends cette position qui détonne par rapport à tout l’imaginaire traditionnel qui englobe la figure de l’artiste. Déjà car, comme dit précédemment, il faut arrêter de concevoir la tristesse et le désespoir comme des états immuables et des fatalités : ces affirmations font plus de mal qu’autre chose. Ensuite, parce que cette vision de l’artiste incompris, voire dans son propre monde, renforce la vision élitiste et un peu snob de l’écrivain/peintre/musicien/ce que-vous-voulez qui se trouverait au-dessus des masses. Traduction : « Lui il a compris la vie m’voyez. Lui c’est un intellectuel. C’est pour ça qu’ils souffrent, m’voyez ? Alors qu’heureux sont les simples d’esprit ! ». Et admettons-le, c’est effectivement insupportable (voire, en 2025, un peu cringe).
Pourtant, la nuance existe, même sur ce sujet.
Il y a très longtemps alors que je zonais sur X-feu Twitter, un auteur de littérature feel good (dont je n’ai jamais rien lu mais dont je pense beaucoup de bien – c’est totalement premier degré, je préfère préciser, JE L’AIME BIEN -) avait publié un tweet qui m’avait marqué.
En substance, celui-ci disait : « Franchement, stop les écrivains qui disent que notre métier est difficile et une souffrance ! Je suis en train d’écrire blotti dans un plaid sur mon canapé avec une tasse de chocolat chaud juste à côté de moi. Y a pire comme boulot ! »
Effectivement. Il y a pire comme boulot. Personne ne cherche à le nier.
Quoique on peut aussi admettre que la vie d’un auteur ne se résume pas qu’à écrire en pyjama pilou-pilou et que pour une écrasante majorité, ce métier reste atrocement précaire. Ou alors, il faut avoir conscience que le pyjama pilou-pilou sert souvent de rempart contre le froid à celles et ceux qui touchent trop peu de revenus malgré des milliers de livres vendus et qui n’ont même pas les moyens de se chauffer.😇
Mais au-delà, de ce rappel sarcastique sur les conditions de vie des auteurices, revenons-en au processus de création : peut-on vraiment dire que l’expérience d’écriture est la même pour tous les écrivains ? Car je comprends très bien ce que cherche à véhiculer ce genre de messages. On veut désacraliser le métier, montrer que malgré le statut d’artiste à succès on reste humble et conscient de ses privilèges. J’apprécie cet effort, mais cette vision me semble un peu trop binaire et simpliste. C’est un peu comme si une sociologue disait qu’au sein du monde du travail il y a d’un côté les boulots pénibles d’ouvriers à l’usine et de l’autre tous les autres boulots qui seraient une sinécure ! Les travaux dans ce domaine sont suffisamment denses pour qu’on sache que c’est un poiiiiil plus complexe que ça.
Donc, sans aborder les difficultés, les blocages et les doutes qui peuvent accaparer une auteurice, rappelons une évidence : tout le monde n’écrit pas sur les mêmes sujets. Bien sûr qu’écrire du feel-good est souvent agréable, malgré quelques passages émouvants qui feront verser une larme à celui ou celle qui les rédige ! Mais moi la question que je me pose c’est « Et ceux qui dépeignent l’insoutenable ? Qu’est-ce qu’on leur dit à eux ? »
Quand la romancière Neige Sinno raconte dans Triste Tigre les viols incestueux commis par son beau-père alors qu’elle n’était qu’une enfant, peut-être a-t-elle écrit certains passages en pyjama et avec une tasse de thé à côté d’elle, qui sait ? Peut-être était-ce aussi le cas de Vanessa Springora au moment d’écrire Le Consentement, qui revient sur les abus dont elle a été victime alors qu’elle était jeune fille ? Je n’en sais rien. Et vous non plus. Par contre, mon petit doigt me dit que ce n’était pas hyppeeeer fun et agréable à écrire.
Que faire de ces souffrances, celles qu’on peut ressentir au moment d’écrire alors que ce processus est pourtant si libérateur ? Et ce même quand on fait le choix de la fiction, de ne pas écrire directement sur soi ? Cette question de la puissance de l’art sur nos propres émotions ne date pas d’hier, le philosophe Aristote se la posait déjà. D’où la naissance du mot catharsis.
Car si l’écriture me fait souffrir par moment, elle est aussi un exutoire sans commune mesure. Parfois, je me replonge dans d’anciens textes et ne fais le rapprochement avec des épisodes de ma vie que bien plus tard. D’autres fois, c’est beaucoup plus clair et évident, même volontaire de ma part et ce dès le début. Après tout, nous ne sommes pas des pages blanches ; aussi nos écrits, même s’ils commencent par cette grande feuille vierge intimidante, sont-ils déjà un peu froissés.
“Ce serait oublier que ce que l’art ne peut pas pour l’homme qui souffre, il le peut pour l’homme qui a souffert. Il le peut aussi pour l’homme exposé, comme nous le sommes, à l’éventualité de souffrir.”
– L’art et la douleur, du philosophe Jérôme Porée
J’ai bien conscience que l’écriture ne peut pas soigner tous mes maux et je ne lui cherche pas ce rôle. Par contre je sais qu’elle m’est nécessaire. Je ne peux pas ne pas écrire. Ce n’est pas concevable, même si tout est loin d’être rose dans le rapport que j’entretiens avec elle. Sans doute parce que l’écriture est vivante, sans cesse en mouvement. Elle n’est pas figée et évolue en même temps que moi. Elle est un organe invisible relié à tous les autres afin que tout fonctionne correctement.
Et je me demande si notre volonté à repousser la souffrance, à la dénigrer, la minorer, la tourner en ridicule, à l’aborder sans nuance, n’est tout simplement pas le reflet de notre société occidentale néo-libérale. Au XXIe siècle, le mot « bonheur » est sur toutes les bouches. Il faut du bonheur partout, jusque dans son travail. On le recherche, il se monétise, il est devenu une économie. C’est ce qu’expliquent les chercheur.euse.s Eva Illouz et Edgar Cabanas dans leur essai Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle sur nos vies. Le bonheur est devenu le mot d’ordre pour qu’une société capitaliste fonctionne.
Pourtant, laisser entrer un peu de souffrance, l’accepter, accueillir la douleur et le mal de l’autre (et la nôtre) n’est ni contagieux ni une question de faiblesse.
Peut-être est-ce même le début de relations saines, durables, d’une vie en collectivité où nous prenons soin des autres sans peur ni gêne.
Peut-être est-ce un temps que nous devons voler au capital : celui de ralentir pour se soigner, prendre soin d’autrui, entendre les douleurs sourdes qui n’ont pas toujours les bons mots.
Cette fois-ci sans les esquiver, les diminuer, les nier ou encore les rejeter.
Peut-être est-ce que ce l’écriture et l’art en général tentent de faire de nous, que l’on soit du côté de la création ou de la réception.
Des gens un peu moins seuls, un peu moins incompris.
Qui communiquent, s’écoutent, se retrouvent, se lient.
Souffrent ensemble.
Vivent ensemble.
Danseurs et danseuses étoiles célèbres
Igor Stravinsky est un compositeur russe à qui l’on doit notamment les musiques de trois ballets : L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et Le sacre du printemps (1913)
Résine ambrée qui se transforme en poudre jaune et qui empêche aux danseurs et danseuses de tomber -et donc de se blesser- lors d’exécuter la chorégraphie. On l’applique généralement sous la semelle de ses chaussons ainsi qu’à l’extrémité de ses pointes
C’est mon côté Hermione Granger, persuadée que j’étais à 8 ans qu’il me fallait tout connaître de la danse classique pour avoir le privilège d’en faire 💀
Nom que l’on donne aux élèves de danse classique à l’Opéra de Paris
Peu importe l’intérêt que je porte à l’art en général, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce qu’il se passe dans le monde littéraire me parvient aux oreilles plus facilement (puisque c’est mon métier, héhé)
Qu’on s’entende bien, je prends comme exemple Bukowski et Hemingway qui reviennent souvent quand on parle d’écrivains torturés, ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas soupirer de manière blasée parce que leur écriture ne nous parle pas (mais c’est un autre sujet)
Disponible dans cette catégorie de mon Substack si l’envie vous prend de les (re)lire
Et je ne parle pas forcément de sa personnalité ou de son vécu, ça peut être une démarche, une vision, une préférence… certains plus spirituels iraient jusqu’à parler d’un bout « d’âme » !
Merci pour ces mots prenants sur ton rapport à la danse et sur ces réflexions littéraires. Quel grand sujet que les figures d’auteurs maudits !
Il y’a un beau parallèle entre l’abnégation de la danseuse qui cherche le geste juste, là où la perfection est inatteignable et l’écrivain qui se démène pour écrire LA phrase.
Ohlala, il y aurait tellement de choses à dire (positives) sur le fond et la forme de ta lettre qu'il faut que je sorte les post-its 🌟