đźĂcrire de la magie dans notre monde dĂ©senchantĂ©
Aujourdâhui on parle de fantasy urbaine (urban fantasy), de vieux grimoires au temps des tĂ©lĂ©phones portables et de meufs qui nâont pas froid aux yeux.
â ïž Avant de commencer cette lettre, je me permets dâimiter dâautres utilisateurs de Substack qui sont confrontĂ©s aux mĂȘmes problĂšmes que moi (enfin, que vous !) : ça fait plusieurs semaines que mes lettres arrivent automatiquement dans les spams ou alors dans lâonglet âPromotionsâ de Gmail de certains dâentre vous⊠ce qui fait que vous les loupez ! AprĂšs avoir retournĂ© Substack de long en large et en travers, je nâai pas encore trouvĂ© de solution. Je peux seulement vous recommander de bien checker vos courriers indĂ©sirables + lâonglet promotions puis de dĂ©placer mes lettres dans votre boĂźte mail principale. Au bout de plusieurs manips de ce genre, le problĂšme devrait se rĂ©soudre de votre cĂŽtĂ©. Sorry pour la gĂȘne occasionnĂ©e. đŹ
Cette nuit-lĂ , la soirĂ©e bat son plein. đ
Les lumiĂšres des plafonniers Ă©clairent faiblement lâappartement, juste assez pour ne pas se cogner contre une aile de fĂ©e, se frotter Ă une Ă©pĂ©e en plastique ou marcher sur une cape de sorciĂšre un peu trop longue.
Dans le salon comme dans le bureau, les invitĂ©s se sont dispersĂ©s, jamais trĂšs loin des tables sur lesquelles reposent friandises, biscuits apĂ©ritifs et cocktails sucrĂ©s. La plupart des rideaux sont tirĂ©s depuis longtemps, mais Ă travers lâune des fenĂȘtres encore visibles on aperçoit la pluie qui tombe dru.
Dehors, pas un bruit. La rue est calme, paisible, Ă©clairĂ©e par la pleine lune. Personne ne peut se douter de la soirĂ©e dâHalloween qui a lieu quelques Ă©tages au-dessusâŠ
Dâailleurs, la musique vient de changer. La voix rauque de Miley Cyrus a laissĂ© place Ă une mĂ©lodie plus mystĂ©rieuse, un peu angoissante, une aux notes solennelles qui invitent au silence. Les conversations se sont tues, on nâĂ©change plus que des regards Ă©nigmatiques avec son voisin.
Ce moment est complĂštement improvisĂ© et pourtant, tout le monde joue le jeu. La petite quinzaine dâinvitĂ©s tente tant bien que mal de se rĂ©unir au milieu du salon. Le canapĂ© et les chaises ont Ă©tĂ© monopolisĂ©es par les plus rapides. Les autres sâinstallent en rang dâoignons sur le tapis persan.
Ils attendent la suite, attentifs.
La suite ? Moi-mĂȘme je ne la connais pas. Il ne tient quâĂ nous de la crĂ©er.
Je frappe dans mes mains, amusĂ©e par le brusque changement dâambiance, lâimpatience des invitĂ©s qui est devenue palpable et les sourires de connivence qui apparaissent sur tous ces visages alignĂ©s sous mes yeux.
« Et si on appelait⊠des fantÎmes ? je propose.»
Tout le monde Ă©clate de rire, sauf Charlotte. Ses doigts se referment brusquement autour de son gobelet en carton. Une ride dâinquiĂ©tude vient dâapparaĂźtre sur son front.
« Ah, non, hors de question ! Mais ça va pas la tĂȘte ? On rigole pas avec ces choses-lĂ . »
Ce qui pour moi est un sujet dâamusement, une simple blague, ne lâest pas pour elle. Au fond de ses pupilles, je vois passer une ombre. La peur.
Son inquiĂ©tude ne fait que mâencourager. Câest Halloween, aprĂšs tout. Une fois dans lâannĂ©e, il faut savoir jouer avec nos limites et braver quelques interdits, surtout quand ils sont aussi innocents.
« Pourquoi tu flippes ? Câest mĂȘme pas ton appart. Au pire, le fantĂŽme hantera mes toilettes. »
« Imagine quâil⊠quâil nous fait du mal ! »
Jâhausse les Ă©paules. Les invitĂ©s suivent notre conversation Ă la maniĂšre dâun match de tennis. Il y a ceux qui acquiescent aux dires de Charlotte et ceux qui prĂ©fĂšrent mes effronteries.
« Mais tâinquiĂšte, y a des gentils fantĂŽmes.... Pourquoi toujours partir du principe quâils sont mĂ©chants ? »
Charlotte se cramponne au bras de son Ă©poux, Paul. Elle nâest pas convaincue par ma remarque et elle a raison, moi-mĂȘme je ne sais pas ce que je raconte. Oups.
« Ca va mal finir, tout ça⊠, elle marmonne.»
Bon. Je nâai pas non plus envie de casser lâambiance et que mes invitĂ©s commencent Ă prendre leurs jambes Ă leur cou. Je change de stratĂ©gie.
« On va mĂȘme pas faire les choses dans les rĂšgles de lâart, jâajoute. Jâai pas de planche Ouija, jâai pas dâherbes sĂ©chĂ©es ou de bougies. On improvise. »
« Un peu comme dans Les Enchanteresses ! lance Nelly, ravie. »
Adorable comme elle est, elle mâa fait la surprise de se dĂ©guiser comme lâun des personnages de mon roman, Lizig.
« Exactement, je renchéris. Bon, qui veut se lancer ? »
Installé confortablement sur le canapé, Ewen me lance un sourire moqueur. Avec son visage peinturluré en rouge et ses lentilles blanches, il est méconnaissable.
« Bah pourquoi pas toi, puisque tâas proposĂ© lâidĂ©e ? »
« Sorry, mais jâarriverais jamais Ă rester sĂ©rieuse jusquâau bout. »
Câest mĂȘme pas un mensonge. Si je me lance dans le rituel, je vais passer mon temps Ă rire comme une dĂ©bile et on y est encore demain matin.
Lara, mon avocate, lĂšve la main au-dessus de sa tĂȘte.
« Allez, quâon en finisse une bonne fois pour toute, je me porte volontaire ! »
Elle repousse sa longue chevelure brune derriĂšre ses Ă©paules et attrape lâune des mains de Matthieu qui est assis juste Ă cĂŽtĂ© dâelle.
« Okay. On va faire ça une fois et une fois seulement, et on va le faire sĂ©rieusement. Tenez les mains de votre voisin et heu⊠ben fermez les yeux. Ouais, câest bien, ça, de fermer les yeux. Et heu⊠soyez indulgents car je fais tout au feeling. »
Tout le monde rĂ©pond « Okay »  à lâunisson. Quelques invitĂ©s commencent Ă glousser, mais jouent le jeu quand mĂȘme. Les mains sâattrapent, se mĂ©langent, les doigts se lient entre eux, se serrent trĂšs fort.
« Fermez les yeux, jâai dit ! ordonne Lara. »
Les invitĂ©s obĂ©issent. Je suis la seule Ă garder un Ćil ouvert, juste pour savourer le moment prĂ©sent (et puis pour les surveiller). Les rires ont disparu.
Lâambiance est Ă©lectrique. Un frisson parcourt le salonâŠ
« Je veux que⊠que tout le monde imagine⊠que nous sommes entourĂ©s⊠heu⊠dâĂ©nergie, souffle Lara. »
MalgrĂ© ses hĂ©sitations, sa voix est un peu plus grave que dâhabitude.
« ⊠et que cette énergie est⊠palpable. Visible. »
Jâaperçois Charlotte qui cache son visage terrifiĂ© derriĂšre lâĂ©paule de Paul.
« Et cette énergie ressemble à ⊠à une heu⊠boule ? Une⊠une grosse boule violette. »
Dans un autre contexte, ces mots paraĂźtraient ridicules, mais lâatmosphĂšre de la piĂšce a changĂ© en quelques secondes Ă peine. Tout le monde est suspendu Ă la voix de Lara. Ses mots ont eu lâeffet escomptĂ©.
Quelque chose est en train de se passer. Quelque chose dâextraordinaire, de magiâŠ
« HEY, CâEST BON, LES PIZZAS SONT PRĂTES ! »
La porte du salon sâouvre en grand sur Geoffâ vĂȘtu de son tablier et tenant dans ses mains une assiette qui dĂ©borde de bouffe sortie du four.
Un « ooooh » déçu et unanime sâĂ©lĂšve jusqu'au plafond, suivi par des Ă©clats de rire. Tout le monde a rouvert les yeux et lĂąchĂ© la main de son voisin ou de sa voisine.
Lara se relĂšve dâun bond.
« Ben comme ça, câest pliĂ©Â ! DĂ©so, mais je pourrais pas recommencer, câĂ©tait vraiment de lâimpro totale, je sais mĂȘme plus ce que jâai dit. »
« Ouais, moi non plus chuis plus dans le mood, ajoute Tatiana. »
« Câest dommage, parce que franchement, on y Ă©tait presque ! dit Ewen. »
Jâacquiesce. Ouais, on y Ă©tait presque. Je me retourne vers Geoff Ă qui la situation Ă©chappe. Quelquâun a remplacĂ© la musique mystĂ©rieuse par un morceau de Dua Lipa. Charlotte se dĂ©tache de Paul, une main posĂ©e sur la poitrine. Elle inspire un grand coup.
On lâa Ă©chappĂ© belle. đ
Comme quoi, la magie, ça tient vraiment à pas grand-chose.
Et câest dâailleurs cette magie-lĂ , celle fugace et Ă peine perceptible pour le commun des mortels, que jâaime Ă©crire, raconter, la seule qui mâintĂ©resse, qui me passionne suffisamment pour lui dĂ©dier des pages et des pages, des mois entiers de travail.
Je pourrais vous faire croire que je suis une sorciĂšre revendiquĂ©e, que je tire les cartes tous les matins, que je connais la signification de chaque bougie et de chaque plante pour rĂ©aliser un rituel, que je connais mon calendrier paĂŻen sur le bout des doigts et que le wiccanisme nâa aucun secret pour moi.
RatĂ©. đ
Quand il sâagit de sorcellerie et de paranormal⊠je me range le plus souvent du cĂŽtĂ© de la science. Face Ă une situation soi-disant inexplicable, mes premiĂšres hypothĂšses seront souvent  a) le hasard, b) un bug dans la matrice ou c) une quelconque rĂ©ponse scientifique dont je comprends un mot sur deux, mais qui me convient trĂšs bien. Les rĂ©ponses les plus plausibles et les plus communĂ©ment admises sont mes prĂ©fĂ©rĂ©es.
Je reconnais que lâOccident, de par son Histoire, a effacĂ© (parfois violemment) bon nombre de ses anciennes croyances et sâest dĂ©tachĂ© dâun folklore qui aurait mĂ©ritĂ© quâon ne lui tourne pas le dos (ou du moins, pas avec autant de mĂ©pris). Je suis permĂ©able Ă cette influence et jâen ai conscience. Mais je nâai pas de problĂšme Ă ce quâon fasse revivre quelques vieux mythes, mĂȘme si leur dĂ©tournement par des mouvements politiques peu recommandables mâinterrogeâŠ
NĂ©anmoins, il mâarrive dâĂ©prouver des inquiĂ©tudes qui me semblent fondĂ©es et loin dâĂȘtre fantaisistes. Car la rĂ©surgence de la sorcellerie et autres croyances surnaturelles Ă laquelle on assiste ces derniĂšres annĂ©es, ne peut pas ĂȘtre dĂ©corrĂ©lĂ©e dâune sociĂ©tĂ© de plus en plus en crise, morcelĂ©e, vide de sens et qui cherche des rĂ©ponses lĂ oĂč elle espĂšre en trouver. Les femmes sont plus sensibles que les autres Ă ces mouvances, preuve en est avec la grande popularitĂ© de la sorcellerie au sein de certains cercles fĂ©ministes. Des pratiques qui se rattachent souvent Ă une hyper-sacralisation de la nature et Ă une essentialisation du corps fĂ©minin. Sans surprise, les courants New Age ne sont jamais loin.
Et sâil nâest pas question de diaboliser toutes ces pratiques et croyances qui peuvent ĂȘtre un point dâappui, une bĂ©quille, une source dâapaisement, il serait malhonnĂȘte de fermer les yeux sur les dĂ©rives qui existent, notamment du cĂŽtĂ© des femmes fragiles, plus vulnĂ©rables et par consĂ©quent facilement influençables. Ces derniĂšres annĂ©es, la Miviludes (Mission interministĂ©rielle de vigilance et de lutte contre les dĂ©rives sectaires) a alertĂ© Ă plusieurs reprises sur lâexpansion de dĂ©rives sectaires. Les schĂ©mas sont souvent les mĂȘmes :
a) des femmes en errances mĂ©dicales, ignorĂ©es par les mĂ©decins sur leur santĂ© mentale ou psychique, cherchent refuge sur Internet et finissent par tomber sur des « mĂ©decines alternatives » et pseudo-sciences qui les font basculer de lâautre cĂŽtĂ© de la barriĂšre,
b) des femmes victimes de violences trouvent du soutien en ligne dans des communautĂ©s adeptes de dĂ©veloppement personnel, uniquement composĂ©es de femmes, oĂč on leur assure que les femmes sont des ĂȘtres quasiment divins qui doivent se reconnecter avec leur moi le plus profond pour soigner leurs blessures psychiques (et câest lĂ que ça part en c*uilles)
Toutes ces raisons (plutĂŽt lĂ©gitimes) me poussent donc Ă me mĂ©fier, Ă prendre du recul et Ă me distancer de certaines pratiques et croyances dans lesquelles je ne me reconnais pas car elles ne me correspondent pas. Bien sĂ»r, cela nâengage que moi et je suis rarement surprise de me confronter Ă des dĂ©saccords ou Ă des points de vue beaucoup plus tempĂ©rĂ©s. Tant mieux.
Jâaborde donc la magie non pas dâun point de vue religieux, mais purement fictif et sociĂ©tal. Oui, ces deux semblent contradictoires⊠ça ne lâest pas. Je fais des clins dâĆil Ă la sorcellerie sans totalement mâen imprĂ©gner (dâoĂč le fait que les hĂ©roĂŻnes de ma premiĂšre saga sont des enchanteresses et non des sorciĂšres *eh oui, la nuance est importante haha*) et surtout, jâinscris ce travail dans un hĂ©ritage littĂ©raire qui fait Ă©cho Ă ma propre perception du surnaturel et de nos rĂ©alitĂ©s. LĂ aussi, les deux vont de paire.
Câest pour cette raison que je nâĂ©cris pas de fantastique, ni de fantasy, mais bien de la fantasy urbaine
Si je dois expliquer Ă un novice ce quâest la fantasy urbaine, jâai tendance Ă donner une dĂ©finition trĂšs vague et assez grossiĂšre qui oublie toutes les nuances et subtilitĂ©s de ce genre.
Je pourrais dire, par exemple que « Câest un sous-genre de la littĂ©rature fantastique. Câest diffĂ©rent de la littĂ©rature fantasy parce quâici le surnaturel nâest pas forcĂ©ment vĂ©cu positivement et les protagonistes nâont pas lâhabitude dây ĂȘtre confrontĂ©. Et on appelle ça fantasy urbaine parce que ça se passe Ă lâĂ©poque contemporaine, dans une sociĂ©tĂ© urbaine. »
Ce rĂ©sumĂ© nâest pas tout Ă fait faux et permet de situer la fantasy urbaine comme appartenant au registre de lâimaginaire. NĂ©anmoins, il ne permet pas de saisir tous les enjeux concernant ce genre en particulier.
Car parler de genre littĂ©raire Ă part entiĂšre pour la fantasy urbaine serait plus juste que dâen faire un sous-genre.
Je mâen suis moi-mĂȘme rendue compte en passant de simple spectatrice/lectrice Ă autrice. Ecrire de la fantasy urbaine, ce nâest pas forcĂ©ment Ă©crire pour un public amateur de fantasy ou de fantastique. Notre public est mĂȘme ĂȘtre trĂšs diffĂ©rent car, si on peut en venir Ă lire de la fantasy urbaine pour ses histoires surnaturelles, il est rare quâon y reste et quâon prolonge le plaisir grĂące Ă ce seul thĂšme. Ce sujet peut mĂȘme ĂȘtre tout Ă fait secondaire pour un certain nombre de fans, au grand dĂ©sarroi des adeptes de fantasy/fantastique pure et dure qui auront lâimpression de sâĂȘtre perdus en chemin.
La fantasy urbaine est donc un genre Ă elle toute seule et on pourrait mĂȘme dire un genre hybride. Ses racines puisent dans la fantasy, le gothique, la romance, mais aussi le mystĂšre, le policier et la science-fiction. Ce qui prĂ©vaut parmi toutes ces thĂ©matiques varient dâun roman Ă lâautre et donc, sous-entendre que la fantasy urbaine est un sous-genre de la fantasy/du fantastique serait la subordonner Ă ce seul genre, ce qui est impossible car inexact. Cette diversitĂ© mâa toujours plu, elle est la preuve que la fantasy urbaine est un vivier inĂ©puisable, que tout le monde peut y trouver son bonheur (et sa place) et surtout, quâelle parvient Ă capturer un morceau dâĂ peu prĂšs tous les genres littĂ©raires populaires pour ne faire quâun. Pari rĂ©ussi.
Et puisque ses racines sont multiples, il nâest pas non plus possible de lui trouver de texte fondateur et encore moins de « rĂ©cit type ». Il y a bien sĂ»r quelques figures anciennes qui ont eu de lâinfluence comme Edgar Allan Poe, Mary Shelley ou encore Charles Dickens, mais aucun dâeux nâĂ©crivaient de la urban fantasy a proprement parlĂ©. De ce fait, les chercheurs en littĂ©rature sâaccordent Ă dire que câest un genre relativement rĂ©cent dont on daterait les dĂ©buts dans les annĂ©es 70, Entretien avec un vampire dâAnne Rice faisant office de rĂ©fĂ©rence.
Parmi les auteurs les plus connus et plus rĂ©cents, citons notamment Neil Gaiman (American Gods, Good Omens, Sandman) pour les classiques incontournables ou encore Stephenie Meyer (Twilight) et Cassandra Clare (The mortal instruments) pour les plus populaires. Sans oublier Ă©galement la tĂ©lĂ©vision qui a eu son propre Ăąge dâor de programmes de fantasy urbaine durant les annĂ©es 90 et 00âs : Buffy contre les vampires, Charmed, The vampire diaries, Teen Wolf, Supernatural,⊠la liste est (trĂšs) longue. Preuve en est que la fantasy urbaine est variĂ©e, que ses racines sont multiples et que cette notion dâhybriditĂ© est le fondement mĂȘme de ce quâelle est.
« Already from the various choices of beginnings, the hybridity of the genre is clear : the Victorian tale of the magic city, the Gothic roots, and the meeting between folktales and modernity are all present. »
Urban fantasy : a literature of the unseen de Stefan Ekman
Jâai grandi avec ces sĂ©ries. Je les ai dĂ©couvertes enfant et elles ont accompagnĂ© une part de mon adolescence. Si jâai pu aimer dâautres genres, je suis souvent revenue Ă la fantasy urbaine. Ces histoires de monstres cachĂ©s dans nos Ă©gouts, de crĂ©atures qui surgissent Ă un coin de rue en pleine nuit et dâĂ©tincelles qui crĂ©pitent au bout dâun index me fascinaient et me fascinent toujours.
Je suis nĂ©e Ă Paris, jâai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e en rĂ©gion parisienne, jâai vĂ©cu trois petites annĂ©es en Bretagne avant de rentrer fissa. Mon chez-moi reste et restera le bitume, les lampadaires qui crĂ©pitent dans lâobscuritĂ©, les pots dâĂ©chappement, les RER et mĂ©tros qui ronronnent sur les voies ferrĂ©es, les rues bondĂ©es oĂč on piĂ©tine, les centres commerciaux et les grandes surfaces qui ressemblent Ă des fourmiliĂšres gĂ©antes. Une description dĂ©primante pour beaucoup puisquâelle rĂ©sume tout ce qui ne tourne pas rond dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales ultra consumĂ©ristes et capitalistes. Le fait est que tout ça, câest chez moi, ma maison, ma grille de lecture.
Il fallait bien que la magie trouve aussi un moyen de sây glisser. Peut-ĂȘtre mĂȘme avons-nous plus que besoin de lâinvoquer ici, entre deux arrĂȘts de bus, au milieu des marteaux piqueurs qui sâĂ©veillent au petit matin et des vĂ©lib qui stationnent pĂȘle-mĂȘle devant nos boulangeries.
Parler de fantasy-urbaine, câest parler de la ville avant tout.
Impossible de dĂ©tacher ce genre littĂ©raire Ă la notion de ville. Dans la fantasy urbaine, le fantastique rencontre notre monde, les deux se croisent Ă une intersection et câest lĂ que tout commence. La ville nâest pas seulement un paysage en arriĂšre-plan, elle se dĂ©couvre au fil de lâintrigue. Les villes qui y sont reprĂ©sentĂ©es sont le plus souvent des villes qui existent dĂ©jĂ ou alors largement inspirĂ©es de notre rĂ©alitĂ©. Ici, les reprĂ©sentations urbaines sont multiples : une mĂ©tropole tentaculaire, une zone pĂ©riphĂ©rique morne ou alors une petite ville des plus innocentes souvent synonymes dâennui (erreur !). Par ailleurs, le monde qui y est dĂ©peint est souvent le nĂŽtre. En fantasy urbaine, on invente rarement un monde Ă part entiĂšre.
Loin dâĂȘtre un ressort scĂ©naristique paresseux, le monde devient une vraie contrainte narrative. Lâemphase sur le monde urbain crĂ©Ă© une dissonance avec la magie qui vient sây glisser. On assiste Ă la confrontation de deux mondes : celui de la modernitĂ©, non magique ; et celui magique reliĂ© au passĂ©, Ă un temps rĂ©volu oĂč les rĂ©fĂ©rences folkloriques et mĂ©diĂ©vales pullulent. Ce temps oubliĂ© vient disrupter le monde actuel, il nous bouscule, nous rattache Ă une condition dans laquelle nous ne nous reconnaissons plus, mais qui nous rattrape envers et contre tout.
La magie devient organique. Elle est la fleur qui jaillit au milieu dâune zone industrielle dĂ©primante. On ne lâattendait pas, mais elle est lĂ , envers et contre tout. La magie se prĂ©sente comme une ressource, on ne peut sâen dĂ©barrasser et il ne servirait Ă rien dâessayer⊠puisque câest impossible ! La magie fait donc Ă©cho Ă la nature. Et logiquement, on en vient Ă se demander comment elle peut cohabiter au milieu des buildings ou sur un parking.
« I argue that fantasy literatureâs subversiveness allows readers to experience a more holistic, ecocentric paradigm through the treatment of the more-than-human; this literary experience feeds into their experience and outlook of reality. Thus, by experiencing nature that has agency, worlds that decenter the human, and natural resources that demand respect via magic, readers can lift the veil of familiarity clouding their vision of reality and reassess their worldviews. »
Encountering the more-than-human in urban fantasy literature de Carrisa Marie Beckwith
Mais loin dâĂȘtre une dichotomie, la ville et le surnaturel finissent par se rencontrer⊠grĂące aux humains qui portent les deux.
En fantasy urbaine, la magie a besoin de vaisseaux et les personnages tiennent ce rĂŽle. Ces derniers opĂšrent dans la ville diffĂ©remment de ceux qui ignorent la magie. Par cette position, ils se retrouvent Ă la marge. Câest pour cette raison quâun certain nombre dâĆuvres du genre sâinspirent de figures marginalisĂ©es, considĂ©rĂ©es comme dĂ©viantes, qui opĂšrent loin du reste de la population (qui prennent vie sous la forme de loups-garous, de vampires,âŠ).
Mais le plus souvent, ces groupes ne se cachent pas. Ils sont avant tout ignorĂ©s et par consĂ©quent invisibles. Câest ce que Stefan Ekman nomme les « unseen ». La mĂ©taphore est lourde de sens et permet dâexplorer une multitude de sujets, notamment notre rapport Ă lâautre : puisquâon ne nous voit pas pour qui nous sommes vraiment, alors qui sommes-nous ? Et qui sont les autres ? Nous connaissent-ils rĂ©ellement ? Et les connaissons-nous ?
Ces questions sont passionnantes et prennent des formes variées :
-           Les adolescents sont un terrain de crĂ©ation infini. Leur propre pubertĂ© et les transformations quâils subissent bien malgrĂ© eux Ă cette pĂ©riode sont un moment propice pour que la magie sâopĂšre. Alors quâils sont mal dans leur peau et se sentent souvent incompris, la magie devient un Ă©lĂ©ment dĂ©clencheur permettant dâappuyer ce mal-ĂȘtre et de lâexprimer indirectement. Cette magie permet aussi de jouer avec les limites, dâessayer de trouver des rĂ©ponses et de tirer des leçons. Elle devient un support initiatique que les protagonistes adolescents doivent souvent porter seuls. Elle leur permet de grandir, de se responsabiliser et marque le passage Ă lâĂąge adulte. Cette magie est le plus souvent gardĂ©e secrĂšte (par peur, honte, contrainte) du regard adulte et notamment des parents (qui, de toute maniĂšre, sont incapables de la percevoir car ils sont trop pragmatiques pour la concevoir), un moyen subtil de crĂ©er une rupture entre lâenfance et lâadolescence.
-          Les crĂ©atures surnaturelles sont des mĂ©taphores plus ou moins explicites qui permettent dâaborder des sujets sensibles voire difficiles et de maniĂšre moins frontale. Les multiples interprĂ©tations invitent le lecteur Ă faire des liens avec son propre vĂ©cu. Pas question de sâĂ©vader puisque tout dans le rĂ©cit fait Ă©cho Ă notre propre monde. Ici, on cherche plutĂŽt Ă se projeter. Ces crĂ©atures peuvent ĂȘtre des monstres et des menaces Ă dĂ©truire ou alors, elles peuvent devenir de fidĂšles alliĂ©es pour combattre le mal. Elles incarnent un problĂšme, un mal-ĂȘtre, un dĂ©sĂ©quilibre.
La fantasy urbaine est sans nul doute un travail dâĂ©criture profondĂ©ment cathartique.
-          Et parce que les protagonistes se sentent souvent rejetĂ©s/diffĂ©rents de ceux qui ignorent lâexistence de la magie, une bonne fantasy urbaine doit nous inviter Ă repenser lâordre Ă©tabli. Quid des institutions (politiques, judiciaires, Ă©ducatives et policiĂšres) qui ne reconnaissent pas cette magie ? qui ne la voient pas par dĂ©ni ou par ignorance ? qui deviennent des menaces pour tout ce qui est « à la marge » ? Pour toutes ces raisons et comme nâimporte quel genre littĂ©raire, la fantasy urbaine est bien Ă©videmment politique. Peu importe leur magie, les personnages principaux Ă©voluent dans des sociĂ©tĂ©s rĂ©alistes traversĂ©es par les mĂȘmes enjeux contemporains que les nĂŽtres.
ForcĂ©ment, la fantasy urbaine peut mal vieillir⊠elle nĂ©cessite de se renouveler constamment pour coller au mieux aux rĂ©alitĂ©s technologiques, modernes et politiques du moment.  Les sujets abordĂ©s, la construction des personnages et les ressorts surnaturels nâont cessĂ© dâĂ©voluer depuis lâavĂšnement du genre. Â
« Nous pouvons distinguer deux courants dans lâĂ©volution de lâurban fantasy : le courant traditionnel qui se termine vers 1999 et le courant contemporain qui apparaĂźt vers lâan 2000. Dâun cĂŽtĂ©, puisque le rĂŽle de la ville est toujours primordial dans le texte, les deux se ressemblent.
De lâautre, les textes publiĂ©s aprĂšs lâan 2000 se distinguent par une prĂ©sentation plus naturaliste de la ville et le rĂŽle de la femme. Câest la femme qui sâimplante au centre de lâhistoire fantasy et devient son personnage principal.
Il est toutefois Ă souligner que ces protagonistes ne ressemblent plus Ă des hĂ©roĂŻnes incarnant une version fĂ©minisĂ©e des hĂ©ros traditionnels de la science-fiction ou de la fantasy, mais elles deviennent des hĂ©roĂŻnes dotĂ©es dâune identitĂ© fĂ©minine complexe et unique. »
L'urban fantasy à la française : le cas de "Rebecca Kean" de Cassandra O'Donnell de Agnieszka Loska
La fantasy urbaine parvient à relever un double défi :
-           Puiser dans les traditions magiques ancestrales pour les implanter dans un monde qui les a oubliées depuis longtemps
-           Porter un regard rĂ©aliste sur la sociĂ©tĂ© oĂč cette magie opĂšre, notamment Ă travers un regard fĂ©minin qui apprivoise Ă la fois sa propre identitĂ© et le monde qui lâentoure
Les cheminements des personnages fĂ©minins sont souvent passionnants. Les personnalitĂ©s proposĂ©es sont variĂ©es : si certaines protagonistes sont des bad-ass en puissance dĂšs le dĂ©part, que dâautres nâont pas la langue dans leur poche et un sens de la rĂ©partie Ă toute Ă©preuve, certaines gagnent en confiance et en maturitĂ© Ă mesure quâelles apprennent Ă dompter leurs pouvoirs. Ici, la magie que ces femmes apprivoisent est une maniĂšre de prendre possession de son corps.
Bien souvent, ces femmes enquĂȘtent : elles investiguent, fouillent, interrogent pour trouver les rĂ©ponse Ă leurs questions. Cette approche de dĂ©tective les force Ă se dĂ©placer dans la ville (le plus souvent la nuit) et ainsi Ă retrouver leur place dans lâespace public. Le personnage de Buffy Summers Ă©tant lâexemple le plus connu.
Parce quâelles sont menacĂ©es Ă cause de leurs pouvoirs, elles se rĂ©approprient aussi une violence souvent associĂ©e aux hommes. Une violence qui devient alors lĂ©gitime puisquâelles se dĂ©fendent et combattent le mal. Elles sont alors les premiĂšres protectrices de la ville et prennent Ă revers les stĂ©rĂ©otypes habituels.
Et parce que ces personnages fĂ©minins Ă©voluent et sont de plus en plus mis en avant, la fantasy urbaine nâa jamais eu honte de jouer avec les codes de la romance et de donner une part importante aux relations entre les personnages (psychologiques, Ă©motionnelles, sentimentales ou platoniques). Car une ville, câest aussi ça : loin dâĂȘtre une foule compacte et anonyme, ce sont des milliers voire des millions de personnes reliĂ©es entre elles qui vivent Ă lâunisson, sans mĂȘme sâen rendre compte.
La place prĂ©pondĂ©rante des relations interpersonnelles dans les intrigues de fantasy urbaine pourraient faire lâerreur de nous Ă©loigner de la magie. Câest lâinverse qui se produit. Lorsque la magie est absente, elle devient un manque, une frustration, une colĂšre, une incomprĂ©hension. La non-magie nous incite Ă nous poser les bonnes questions et Ă nous rappeler que rien nâest acquis ou gagnĂ©.
Parce quâaprĂšs tout, nây a-t-il rien de plus humain que de devoir accepter que la magie ne peut pas tout rĂ©gler, guĂ©rir ou sauver ?
Si vous nâĂȘtes pas familier avec ce genre littĂ©raire, jâespĂšre que cette lettre aura suscitĂ© votre curiositĂ© ! Si câest un genre que vous affectionnez, jâespĂšre que vous aurez tout de mĂȘme appris deux-trois choses et que vous aurez retrouvĂ© entre ces lignes tout ce qui vous plait tant.
Peut-ĂȘtre mĂȘme que cela vous donne envie de dĂ©couvrir les Enchanteresses et dans ce cas-lĂ , jâen suis ravie ! đ
đïžPour Ă©crire cette lettre, jâai utilisĂ© ces ressources :
Urban fantasy : a literature of the unseen de Stefan Ekman (fyi : sĂ»rement lâun des textes qui rĂ©sume et dĂ©limite le mieux la fantasy urbaine)
Encountering the more-than-human in urban fantasy literature de Carrisa Marie Beckwith
L'urban fantasy à la française : le cas de "Rebecca Kean" de Cassandra O'Donnell de Agnieszka Loska
(Les prénoms de Charlotte, Paul, Lara, Matthieu, Ewen, Nelly et Tatiana ont été modifiés.)
Trop intĂ©ressant, quel boulot ! Tu mâas fait plonger dans un monde complĂštement inconnu, merci & bravo đ«¶đ»
Waw, merci beaucoup pour ce texte. Je ne connaissais pas la spĂ©cificitĂ© de ce genre littĂ©raire et tu mâas ouvert un vaste monde, merci beaucoup. Jâaime beaucoup la construction de cette newsletter, la scĂšne dâintroduction et et magistrale :). Tu Ă©veilles aussi vraiment mon envie de lire ton travail sur les enchanteresses et par ailleurs merci infiniment pour la rĂ©fĂ©rence des ensorceleuses, jâĂ©tais passĂ©e Ă cĂŽtĂ© de ce film et oulala jâai tellement hĂąte de le regarder maintenant !! đż