Du coup, j'ai parfois eu des pensées suicidaires.
Certaines fois, on a parfaitement en tête ce que l’on souhaite écrire. On sait quels sujets on souhaite aborder et comment ils se succéderont les uns après les autres.
On imagine un texte bien propre, structuré et fluide. Un qui coche toutes les cases, qui plaira à tout le monde et qui nous demande plus de plaisir que d’efforts. Mais l’écriture sait se montrer surprenante. Elle nous fait changer de chemin. Dans ces moments, j’ai l’impression que j’obéis à ses désirs, que c’est elle qui me guide plus que l’inverse.
C’est ce qui est arrivé il y a quelques jours, le 10 octobre précisément.
Une date particulière puisque c’était la Journée mondiale de la santé mentale. Je suis une mauvaise élève : j’oublie cette date chaque année. Non, je ne l’attends pas avec impatience. Je ne prépare pas de contenus autour de ce sujet. Je ne dégaine pas des dizaines de stories pédagogiques à la suite. Je ne rappelle pas qu’il faut prendre soin de sa santé mentale. Je laisse cette journée passer, je la laisse glisser sur moi comme si ce sujet me concernait à peine. Je ferme les yeux, je bouche les oreilles alors que c’est déjà trop tard : j’ai tout lu, tout vu, tout entendu.
Mais je ne suis pas douée au jeu du chat et à la souris, je finis dévorée toute crue. Il arrive que la fin de journée apparaisse à l’horizon ou alors, que le soleil se lève sur le lendemain et tout ce que je me suis efforcée d’ignorer me percute avec la même violence qu’un boomerang.
Alors, par où commencer ?
J’ai beaucoup de mal à décrire le rapport que j’entretiens avec mon cerveau.
Cette phrase est étrange, j’ai essayé de l’écrire de plusieurs manières différentes, mais aucune ne sonne juste. « Mon cerveau » donne l’impression que je parle de quelqu’un d’autre alors qu’il s’agit bien de moi. Mais tout se passe à cet endroit, là, dans notre crâne. C’est le message que scande toutes les campagnes de sensibilisation et tous les posts Instagram qui paraissent ce fameux 10 octobre.
Le cerveau produit cette santé mentale fragile et instable. « Produire »… ai-je choisi le bon mot ? Je ne veux pas me tromper. Je ne fais qu’effacer chaque phrase pour la réécrire différemment. J’ai l’impression de me faire porte-parole d’une cause qui appartient au monde entier et où il n’existe aucune vérité universelle et où chaque vécu est différent.
Alors je vais changer de mot. Le cerveau renferme cette santé mentale fragile et instable.
Il peut arriver que le cerveau joue de malchance. Un mauvais terrain (épi)génétique, un déséquilibre chimique, une plus grande difficulté à produire des hormones du bonheur. Personne n’aime qu’on rappelle que la vie repose sur des hasards, que les hasards sont injustes, souvent insaisissables et surtout inexplicables. C’est même tout le principe. Malheureusement, on a rarement de réponses à la question « Pourquoi moi ? »
Pourtant, le cerveau est rarement la cause de tous nos maux… dans le sens où il n’agit pas seul. Au contraire, un cerveau malade a des tas d’amis (ces fameux éléments extérieurs vont venir nourrir ce mal qui ronge tout ce qu’il trouve sur son passage). Ces « amis » ne vous veulent pas du bien : ils rentrent sans frapper, foutent le bordel et ne comprennent pas quand il est l’heure de partir.
Faire parvenir à comprendre ça à des gens qui n’ont jamais lutté contre leur santé mentale est un combat quotidien. Je ne m’avoue pas vaincue, mais je ne cherche pas non plus à m’élancer la première sur le champ de bataille. C’est douloureux, vous savez. D’essayer de poser des mots sur ce qu’on ressent jusque dans sa chair, alors que notre interlocuteur n’écoute pas notre récit. Tout simplement parce qu’il ne veut pas l’entendre. Ou peut-être qu’il ne peut pas ? Les gens ont peur du malheur. Ils le pensent contagieux. Ils le fuient. Ils pensent qu’il existe des recettes magiques, qu’il suffit de l’ignorer, de l’oublier, qu’il finira bien par partir un jour.
Et surtout, les gens pensent qu’on peut lui dire de partir.
Je souhaite de tout mon cœur que ces personnes dénuées d’empathie ne connaissent qu’une vie de joie, composée de bonheurs et de plaisirs, où la tristesse se fait rare et ponctuelle. Je ne leur souhaite pas de découvrir un jour ce que l’esprit peut créer de ce qu’il y a de plus noir et de plus sombre, indépendamment de notre volonté.
Je ne leur souhaite pas, parce que je pense qu’elles ne survivraient pas.
Je compare cette noirceur à une vieille amie qui se manifeste de temps en temps. On ne se souvient même plus comment à débuter cette étrange relation, elle fait juste partie des meubles. Elle vient avec ses grosses valises sous les bras, elle les pose sur le pas de la porte et elle nous dit, sans même attendre qu’on l’ait invité à rentrer « ça te dérange pas de m’accueillir quelques temps, hein ? ». On a à peine cligner des yeux qu’elle a déjà élu domicile sur le canapé.
Je ne l’aime pas, cette noirceur. Je crois même que je la déteste de toute mon âme.
Qui pourrait l’aimer ?
Je cohabite avec depuis 29 ans. Cela fait un peu moins de deux ans qu’elle s’est tue. A l’époque, je ne l’avais pas sentie revenir, cette noirceur, vous savez. Elle m’a percuté de plein fouet, alors que j’avais pourtant réussi à la repousser ! La fois encore d’avant, c’était 3 ans plus tôt. Enfin, je crois. Je ne sais plus. Je me perds dans les dates. Et puis avant-avant ça, la période est aussi floue qu’une peinture à l’aquarelle. La noirceur m’a déjà causé des black-out où certains souvenirs ne sont plus que de gigantesques toiles noires sur lesquelles aucune couleur ne s’accroche.
C’est ce qu’il y a de plus difficile à expliquer aux gens :
Parfois, on reconnait les signes, on les anticipe. C’est d’ailleurs pour ça qu’on parvient à échapper à cette noirceur, à la repousser. Cette faculté n’arrive jamais par hasard : elle est le fruit d’un long travail thérapeutique.
Cependant, il arrive que le cerveau se refuse à accepter que la noirceur est revenue. Personne n’a envie de s’y confronter. Elle est terrifiante. On était si fier de soi, de ses propres progrès ! On refuse de retourner à la case départ. Parce que c’est ça dont il est question, non ? On a l’impression de retomber en bas de l’échelle, de ne pas voir le bout. Avons-nous échoué quelque part ? Personne ne nous dira que oui et ce n’est pas utile. On le sait, nous.
Voilà pourquoi la noirceur revient, plusieurs années après. Parce qu’on a essayé d’être comme « les autres ». Comme tout le monde. On s’est persuadé qu’on n’avait pas ce problème. Et on voulait que les autres y croient avec nous aussi.
Depuis cette dernière fois, il y a deux ans, je redouble de prudence avec la noirceur. Il y a parfois un bourdonnement qui vient ronronner à mes oreilles, mais il ne se transforme jamais en un bruit assourdissant. Un peu comme un caillou dans une chaussure, au fond : on boitille un peu, on grimace de douleur et puis on finit par réussir à l’extirper de sous ses orteils.
Ce que je remarque, cependant, c’est qu’avec le temps, lorsque ces nuages sombres obscurcissent le ciel et que la tempête se met à rugir, elle est souvent plus longue, plus intense, plus féroce. Je crois que c’est à cause de l’âge, qu’il est comme la coque d’un vieux bateau qui navigue sur des flots déchaînés et qu’il manque de chavirer à cause des vagues gigantesques. J’ai déjà failli me noyer, mais je suis encore en vie et c’est le plus important.
Si on devait se souvenir d’une seule phrase dans toute cette lettre, c’est que je suis en vie. Et si vous la lisez, c’est que vous l’êtes aussi.
Je sais que cette idée, celle d’être en vie, ne nous remplit pas toujours de joie. Il y a eu des moments où la perspective d’être vivante était un poids aussi lourd qu’une enclume, qui me clouait au lit, qui m’étouffait le cœur et engloutissait chacune de mes cellules. Il y a eu des moments, où la notion d’être vivante, m’échappait. L’apathie avait pris le contrôle de tout mon être, m’avait transformé en une coquille vide qui ne ressentait plus rien. La peine m’était devenue aussi inconnue que la joie.
Ces moments sont les plus insidieux, car ce sont ceux qui sont les plus décisifs dans notre choix de passer à l’acte ou non. Car s’il ne reste plus rien en nous, alors l’espoir s’est tu. Et si l’espoir s’est tu, tout est perdu.
C’est aussi ce que j’essaie d’expliquer aux gens, qui ne comprennent pas la noirceur : nous ne cherchons pas la joie et le bonheur. Nous cherchons l’espoir.
La première fois que j’ai fait face à ce silence intérieur terrifiant, j’avais 8 ans. Il m’en a fallu 14 de plus pour réaliser que cela avait commencé si jeune.
Je ne crois pas que l’âge soit très important, sauf qu’ici il dit quelque chose de moi. Il me permet de comprendre que mon cerveau s’est construit avec cette noirceur. Que je porte en moi depuis enfant une forme de mélancolie si profonde et latente, que j’ai longtemps cru qu’on ne pouvait pas la remettre en question. Elle me semblait aller de soi. Je pensais que tout le monde vivait avec.
Décrire cette mélancolie est un exercice fastidieux. Là aussi, chaque mot semble sonner faux. Sur Internet, j’ai vu passer la jolie expression de « papillon noir ». Je la comprends. Il y a quelque chose de fragile dans cette image, un insecte qui se pose à peine, qui virevolte jusqu’au plafond, qui se cogne contre les murs, qui ne sait pas trouver la sortie et qu’on n’ose pas approcher de peur de le tuer.
Je l’aime bien, cette expression même si elle est incomplète.
Je pense qu’il lui manque une part de froid, de vide et…
…en même-temps de trop plein.
« Trop-plein ».
Je ne pensais pas ajouter ce mot et pourtant il fait sens. La noirceur, ce n’est pas le néant. Au contraire, la noirceur prend de la place. Elle aspire des émotions, elle s’accapare des pensées. Elle les tord, les déforme, les modifie, elle en fait ce qu’elle veut.
Et je crois qu’au bout de 29 ans, je commence à prendre conscience de ce trop-plein. Moi qui me suis sentie si seule, si incomprise, si différente. Moi qui me suis détestée d’avoir un cerveau aussi pervers. Moi qui ai cru que j’étais le reflet, la cause, de cette noirceur. Moi qui ai si longtemps pensé que j’étais une statue de givre qui portait en elle l’étendue d’une nuit sans étoile.
Je réalise et j’accepte l’idée que je suis aussi une myriade d’étincelles qui crépitent en plein jour. Ces affres qui ont pu me fissurer ne sont pas plus grands et plus forts que tout le reste qui me compose. Ils ont pu se montrer plus encombrants et ils ont su me torturer…
…mais justement.
Je ne suis pas mon propre bourreau.
Au contraire.
Je crois qu’il y a quelque chose qui explique cette souffrance indicible.
Cette chose qui palpite au fond de moi.
Le besoin d’essayer de vivre, coûte que coûte.
Une résistance qui n’a pas dit son dernier mot et qui, je l’espère, ne le dira jamais.
Magnifique texte. 🩵
"Je sais que cette idée, celle d’être en vie, ne nous remplit pas toujours de joie", ta phrase fait écho à ce moment il y a quelques mois, où j'ai voulu conforter une collègue en lui disant "la vie est toujours plus forte". Pour elle, ça a fonctionné, mais pour moi ça a échoué : si la vie est plus forte, si même ce qui est très douloureux peut ne pas l'éteindre, alors il faudra supporter ? C'est la noirceur qui prend sa place...