Des mensonges qu'on se dit à soi-même, et aux autres
Aujourd'hui on parle des vérités qui blessent, de celles qu'on évite, de celles qu'on écrit et de celles qu'on cherche (et parfois trouve) entre les lignes.
Vous lisez la vingtième lettre (🎉) de ma newsletter, vous êtes désormais 1950 à me lire ! Un grand merci, votre fidélité nourrit mon écriture et m’inspire au quotidien.
👋 Je suis Sophie Gliocas, une millenial de 30 ans, qui est née et qui vit (avec son amoureux et son chat) à Paris. Le jour, je travaille dans la communication social media et la nuit, j’écris des livres que vous retrouvez ensuite en librairies.
✉️ « Gang de Plumes » est une newsletter aux sujets pluriels : j’y parle de mon quotidien d’autrice (mon actualité, ma vision de ce métier, mon rapport à l’écriture), je partage des sujets plus intimes (notamment liés à ma santé mentale et plus généralement, à mon quotidien) et je vous livre aussi mes recommandations (pop)culture et parfois lifestyle.
Je ne suis pas une très bonne menteuse.
Bon, bien sûr, il y a eu des exceptions.
Enfant, j’adorais mentir pour un oui ou pour un non. Il paraît que c’est courant, l’enfant n’ayant que peu conscience de ce qu’implique un mensonge. J’ai un souvenir très frais de mon moi de 4 ans qui annonce fièrement à mon instit que ma maman est enceinte d’un troisième enfant et que je vais donc avoir un petit frère. Quelle ne fut pas la surprise de ma mère d’apprendre quelques semaines plus tard (par la maîtresse, of course) qu’elle est enceinte ! Ce petit frère n’avait jamais existé et ma mère n’avait jamais parlé d’une quelconque grossesse. Mais, visiblement, j’avais décidé que je serais bientôt grande sœur, qu’elle le veuille ou non. C’était du “manifesting” avant l’heure, que voulez-vous.
Ado, j’ai flirté avec quelques limites dont je ne suis pas fière en pipeautant plus que de raison. La plupart du temps, je voulais me sortir d’un merdier qui commençait à me pendre au nez… ou simplement garder pour moi des histoires dont j’avais honte parce que je savais que mes parents (les premiers à qui je mentais) ne pourraient pas comprendre. J’ai aussi menti pour protéger des gens que j’aimais et j’ai menti pour me protéger, parce que je n’avais pas envie de raconter la vraie version souvent plus triste et pénible.
Mais laissons de côté ces anecdotes d’enfants qui prêtent à sourire et ces erreurs de parcours qui sont assez communes.
Je crois qu’il y a des mensonges nécessaires, des non-dits inoffensifs qui permettent d’acheter la paix et de laisser la conversation glisser sans accroc. Il m’est donc déjà arrivé de mentir… même si le résultat n’est jamais très concluant. Je me contente de répéter en boucle le mensonge que j’ai préparé en avance jusqu’à finir par me taire lorsque mon interlocuteur devient un peu trop curieux.
Je préfère jouer à la muette que de m’emmerder à raconter une histoire du début à la fin. Devoir réfléchir au moindre détail pour que la version colle parfaitement aux potentielles questions à venir me plonge dans une anxiété terrible. Peut-être est-ce une déformation professionnelle. J’attache tellement d’importance à mes propres récits que la moindre incohérence me sauterait aux yeux ou m’apparaîtrait comme du travail d’amateur !
Alors, je privilégie le silence en priant pour que la conversation finisse par s’éteindre. C’est souvent le cas et me voilà sauvée : le mensonge n’a pas eu lieu ou alors il est resté inoffensif. Personne ne s’en souviendra et personne n’en tiendra rigueur.
Rideau. Le spectacle est terminé.
Si j’accepte de capituler pour des conneries insignifiantes (les fameux mensonges sans conséquence dont je parle plus haut), je suis une très mauvaise élève quand il s’agit d’aborder la vérité. Celle avec un grand V tranchant, celle qui fait mal, la douloureuse, l’inconfortable, la redoutée. Pourtant on parle de la Vérité, celle qui peut laisser un chaos derrière elle, dont parfois on ne recolle pas les morceaux. Elle est donc à manier avec d’autant plus de précaution. Cette vérité-là on préfère souvent la garder pour soi et ne jamais l’exprimer parce que, justement, elle est dangereuse. Elle laisse des traces, parfois indélébiles, et quand on parvient à les nettoyer on se retrouve même avec des tâches de propreté.
Vous savez, ces tâches qui apparaissent quand on a trop frotté à un endroit et où maintenant c’est désormais plus clean que le reste de la surface. C’est tellement absurde qu’on ne sait plus quoi en faire de cette drôle de tâche : on ne va quand même pas s’amuser à repeindre tout le mur, si ?
Alors la trace reste là, au milieu du reste.
Je trouve cette vérité-là grisante. Quand il faut l’aborder, je me sens à la fois nerveuse, effrayée et pleine de courage. Mon cœur se met à battre très vite, je tremble, je m’éveille. Je suis prête à la dire, à la dégueuler. Que le spectacle commence ! Faisons en sorte que tout pète, que le vent souffle au point de se transformer en tempête. Je vais même jusqu’à la chercher cette vérité : je fouille dans tous les recoins, j’y plonge, je reste en apnée, quitte à oublier qu’il faut remonter à la surface… et à me noyer.
L’an dernier, durant une consultation avec ma psy, nous en sommes venues à parler de ce besoin de transparence, de pouvoir tout dire et d’espérer que l’autre recevra ma parole sans broncher. J’étais installée dans son grand fauteuil bleu marine sur lequel je peux reposer mes bras et triturer le tissu des accoudoirs du bout de mon ongle. Pour une fois, je ne regardais pas à travers la baie vitrée, je ne laissais pas mon regard fuir vers les toits ardoises des immeubles qui s’alignaient dans mon champ-de-vision. Quand je m’attaque au tissu de son fauteuil, c’est que je n’arrive pas à trouver quoi dire ou plutôt comment le dire. Les mots se chevauchent et aucune phrase compréhensible ne parvient à sortir de ma bouche.
Ma psy m’a tendu une embuscade ou plutôt, non, c’est moi qui me suis sentie ainsi. Piégée. Piégée par ma propre vérité que j’ai tant de peine à formuler. Ma psy ne fait que me poser les questions, les bonnes questions même, celles qui permettent d’avancer.
Je ne sais plus de quoi nous parlions auparavant pour en arriver là et peut-être vaut-il mieux que je le garde pour moi car je n’ai pas prévu de faire de cette newsletter un étalage de ma thérapie. Trop de personnes penseraient sérieusement pouvoir m’analyser avec quelques bouts de chandelles pour que je m’y risque. Mais donc nous étions là, face à face, dans son petit cabinet aux murs foncés et je cherchais à lui expliquer pourquoi l’honnêteté me semblait être la cinquième vertu cardinale. Qu’il n’y avait, selon moi, pas de plus haute valeur morale et que la recherche de vérité devrait nous guider au quotidien et, peut-être même, influer tous nos actes et toutes nos décisions.
« Je ne pense pas être quelqu’un de particulièrement gentil, mais je suis honnête. Je dis la vérité quand c’est important de la dire et je pense que c’est le principal, ai-je fini par déclaré. »
Son front s’est plissé, signe que peut-être nous touchions quelque chose du doigt qu’il fallait creuser.
« Hmm, vous n’êtes pas une méchante personne. Depuis le temps, je pense que je l’aurais remarqué si c’était le cas. »
« Oui, mais je dis la vérité aux gens. Même quand elle blesse. »
« Oh, et donc dire la vérité signifierait être méchante ? »
« Non, mais…. parfois quand je dis cette vérité, elle sort… méchamment. Elle fait du mal autour d’elle. Parce que… parce que je n’arrive pas à la formuler autrement. Je n’arrive pas à la retenir. Si je le fais, elle finit par me consumer de l’intérieur. J’ai l’impression que mon silence me dévore. J’en ai même honte. Et si j’essaie de mentir, je finis par ruminer au point que ça devient une névrose. Je ne pense qu’à ça. Je culpabilise. Je m’en veux. J’ai honte. Donc je dis la vérité. Même quand elle peut briser une relation. Même quand tout changera après. Je me dis que c’est la seule bonne chose à faire. D’être honnête.»
« Très bien. Et vous le regrettez par la suite ? »
« Hmm… rarement. Je m’en veux un peu, parfois… puis je me dis que j’ai fait le bon choix. J’ai dit la vérité. »
C’est à ce moment là que je me suis mise à gratter l’accoudoir du fauteuil bleu marine.
« Parce que… si on n’est pas au moins honnête avec les gens qu’on aime, si on ne prend pas ce risque avec eux… avec qui faut-il l’être ? Et avec qui peut-on l’être ? »
Très logiquement, je n’aime pas qu’on me mente. Je crois même être intransigeante à ce sujet et, si j’accepte de me plier au jeu des mensonges inoffensifs pour le bien collectif, j’évite de penser à cette éventualité ; qu’il arrive qu’on me mente, parce qu’on me veut du bien, parce qu’on se dit que c’est plus simple ainsi, parce qu’on ne veut pas me faire de peine.
Ces mensonges à mon égard disent-ils quelque chose de moi ? Et que disent-ils de ceux qui les prononcent ? Et mes propres mensonges, même risibles, que révèlent-ils à mon sujet ? Est-ce que la vérité s’y cache, justement ? Ou au contraire, y ajoutons-nous une énième couche de malhonnêteté ? Quand on ment aux autres, n’est-ce pas aussi une façon de se mentir à soi-même ?
Petite, j’ai vu les mensonges détruire ma famille, je les ai vus pourrir des relations, j’ai vu le vernis craqueler sous les multiples couches de peintures qui n’étaient qu’un cache misère. Et j’ai vu ce manège se répéter inlassablement, des faux-semblants s’ajouter par-dessus une mascarade déjà absurde. J’ai vu le naturel revenir au galop entre deux joutes verbales tendues. J’ai vu trop de choses trop jeune alors qu’on cherchait désespérément à me les cacher. Les enfants sont des éponges qui absorbent tout. Je pense qu’on a voulu bien faire, qu’on pensait me protéger, que c’était plus confortable d’esquiver les sujets douloureux et pénibles que d’essayer de me les expliquer. Je pense aussi que les mensonges peuvent avoir une part de rassurance, qu’on espère qu’ils deviendront réalité.
Après tout, peut-être que ma curiosité maladive vient de là…
Je suis persuadée de pouvoir déceler chez l’autre ce qu’il pense, mais ne dit pas. Tout, tout, tout, jusqu’à ses pensées les plus sombres et les plus honteuses. Qu’il y a un moyen de le lire à cœur ouvert, de percer la carapace, de mettre le doigt sur quelque chose.
Après cette séance avec ma psy, j’ai souvent repensé à ce sujet : la vérité. Je crois sincèrement que la plupart des gens s’accordent très bien avec le fait qu’on leur mente, de ne pas tout à fait savoir de ce que l’autre pense sincèrement, d’ignorer ce qui s’est exactement passé ce soir-là ou comment tout s’est terminé l’autre jour.
Je me suis remémoré ces nombreux crush d’adolescence à qui je n’ai jamais rien osé avouer ou alors lorsque mes sentiments à leur égard s’effaçaient déjà pour que ça n’est plus aucun enjeu important. J’ai réalisé que je vivais très bien sans savoir la vérité, de si je les attirais ou non.
J’étais bien plus heureuse à idéaliser une relation qui n’arriverait jamais en restant seule dans mon coin que de devoir me frotter à la réalité, à savoir leur rejet. Comme quoi, nous nous fixons nos propres limites de ce qui est entendable ou non !
J’ai repensé à une de mes camarades de classe au lycée, Addison, dont le père avait fait ses valises du jour au lendemain alors qu’elle était encore enfant. Nous étions en cours de philo et, comme d’habitude, je squattais la dernière table au fond de la classe, celle qui me permettait d’écouter de la musique en douce sur mon MP3 tandis que le prof récitait un monologue soporifique. Je tournais en rond, j’avais lancé pour la troisième fois “How to save a life” de The Fray et le refrain vibrait au bout de mon écouteur. La deuxième heure de philo était toujours la pire, celle qui semble durer une éternité.
Je n’avais donc rien trouvé de mieux que de demander à ma voisine de devant, cette fameuse Addie, de me raconter sa vie à mille lieux de la mienne. Elle était fille unique tandis que j’avais deux sœurs. Elle n’avait pas beaucoup connu son père alors que mes parents s’étaient rencontrés au lycée pour ne jamais se quitter. Sa mère avait découvert que son père avait une liaison quand elle était môme et elle l’avait foutu à la porte, m’a-t-elle révélé. Je me suis penchée vers elle, le visage à moitié couché sur mon classeur pour faire semblant d’écrire. Mes yeux étaient grands ouverts. Je pensais que ce genre d’histoires n’arrivaient que dans les séries. « Elle est mieux seule qu’avec un connard qui la trompe, j’ai répondu d’un ton assuré de lycéenne qui pense avoir déjà tout vu et tout connu. » Addie a eu une moue sceptique. Elle a passé la main dans ses cheveux courts. « Ma mère dit qu’elle aurait préféré ne jamais le savoir. Comme ça mon père serait resté. Ça aurait été plus simple que de m’élever seule. Parce que quand elle ne savait pas, tout allait bien. Quand elle a fini par être au courant, elle ne pouvait plus fermer les yeux. Elle lui a demandé de faire un choix et il a préféré nous abandonner pour partir avec sa maîtresse. »
J’ai demandé à Addie ce qu’elle aurait préféré, elle. Elle a haussé les épaules. « Quand j’étais petite, j’étais heureuse. On aurait vécu dans le mensonge, ouais, mais on était heureuses. » Que pouvais-je répondre à ça ? Le prof de philo a fini par nous demander de nous taire, Addie a reporté son attention vers le tableau et j’ai fait semblant de prendre des notes. Nous n’avons plus jamais abordé le sujet. Qu’y avait-il à ajouter, de toute manière ?
J’ai souvent repensé à cette discussion et elle a guidé certains de mes choix par la suite… notamment sur des secrets qu’on m’a fait promettre de ne jamais répéter. Le problème de mon intransigeance est qu’elle va dans les deux sens et qu’il m’est arrivé d’accepter de porter des secrets même quand je les trouvais aussi lourds que des enclumes… Quitte à mentir et à être tiraillée entre mon sens du devoir et mon compas moral. Mais ce sera (peut-être) le sujet d’une autre lettre. Ce qu’il faut retenir de ce souvenir est que j’ai souvent repensé à Addie ainsi qu’à sa mère et des impacts dévastateurs de la vérité.
15 ans plus tard, je ne sais toujours pas s’il est préférable de vivre dans le mensonge. Tout me pousse à croire que non. Je suppose que la vie d’Addie aurait été une bombe à retardement qui aurait fini par éclater tôt ou tard. Je suppose aussi, et c’est peut-être ça le plus terrible, que son père a fait le choix de partir (et par conséquent de fuir ses responsabilités) car il était soulagé de ne plus avoir à mentir. Addie était persuadée que sa mère et elle auraient été heureuses, mais peut-être qu’Addie idéalisait une version de l’histoire qui n’aurait jamais eu lieu.
Et concernant la mère d’Addie, peut-être que la vraie réponse se cache dans l’élément déclencheur qui a fait basculer leur vie : on lui a imposé la vérité, on la lui a révélé alors qu’elle ne l’avait jamais demandé. La vérité est apparue sans crier gare, brutale, violente, indéniable.
Quand j’étais plus jeune, mon père répétait souvent cette phrase, parfois d’un ton énigmatique : « Tout se sait un jour. » Il en savait quelque chose, puisque la vérité avait fait éclater notre famille.
Et je me demande si je n’ai pas appris à cohabiter avec cet adage comme s’il était une épée de Damoclès invisible. Je cours après la vérité parce que j’espère très probablement y trouver une réponse. Quelque chose. Un signe. Du sens. Une solution. Peut-être que j’essaie de briser la malédiction, de faire en sorte que la vérité ne me prenne plus de court, parce que si je la saisis à temps alors je garde le contrôle sur elle et par conséquent, sur moi, ou plutôt, sur ma vie.
Quand j’étais très jeune (jusqu’à mes quatre ans), j’ai eu une nourrice qui était maltraitante. Je n’aime pas m’attarder sur les détails, déjà parce que je pense que j’ai effacé sciemment une bonne partie, que le temps a fait le reste, et parce qu’il n’y a aucun intérêt à ce que je me replonge dans des souvenirs douloureux et traumatisants. Mais donc, voilà : un jour, j’ai mis le doigt sur cette vérité. Il n’y a pas eu d’explosion, il n’y a pas eu de chamboulement. Il n’y a eu aucun cri, aucune larme. C’était juste un fait, là, sous mes yeux. De ce qui m’était arrivé.
Parfois, la vérité, c’est ça.
Rien ne change. Il n’y a aucun séisme, aucun tsunami, aucune avalanche.
Juste ça.
Un bruit blanc.
Et depuis que je suis autrice, je pense régulièrement à cette fameuse vérité.
J’essaie de trouver la mienne dans mon travail, d’estimer ce qu’il vaut, de la façon la plus honnête et transparente.
C’est dur.
La romancière Zadie Smith dit qu’il faut apprendre à se relire en se mettant dans la peau de son pire ennemi et je pense qu’elle a raison, mais cette posture ne peut fonctionner que si on a déjà entamé un travail de soi-même suffisant pour le supporter. Il n’y aurait aucun intérêt à tout balancer à la poubelle (surtout si ce n’est pas pour reconstruire quelque chose de plus beau et d’intéressant après 😉).
Le temps, le recul et les progrès me permettent de mieux repérer les défauts et les points d’amélioration dans mon écriture. Mais peut-être qu’il y a une part de vérité que je ne veux pas voir concernant ce que j’écris, autant dans la forme et dans le fond. Peut-être que je ne suis pas prête à tout entendre et à tout accueillir. Peut-être que j’essaie aussi de me protéger parce que j’ai conscience de ce qui m’aide à m’avancer et de ce qui risque de me ralentir.
Plus le temps passe et plus je sais pourquoi j’écris. Ou plutôt pourquoi est-ce que j’écris ce que j’écris, ce qui est sensiblement différent.
Pourquoi j’aborde certains thèmes plus que d’autres, pourquoi je les traite d’une certaine manière, pourquoi je fais certains choix narratifs. Il y a une part de vécu, il y a une part de goût, il y a une part de parti-pris artistique et politique (les deux étant forcément liés) et il y a une autre part, plus mystérieuse : une part de curiosité. Qu’est-ce que tout ça va donner ?
Ce sera sûrement très égocentré dit ainsi, mais tous les projets d’écriture que je planifie pour les années à venir (eh oui, je suis ce genre d’autrice !) me font l’effet d’un vaste projet où chaque œuvre que je souhaite écrire répond aux autres. Tout cohabite ensemble, même quand les sujets, les lectorats et les genres sont différents. Mes écrits ont quand même un lien, ce lien c’est moi ou plutôt la démarche derrière. Je sens que je veux explorer des sujets, des situations, des choix, à travers leurs multiples facettes et qu’il me faut donc écrire beaucoup et différemment. Je ne cherche pas à lier mon travail à celui d’autres auteurs ou autrices. C’est sûrement le cas malgré moi puisqu’on ne part jamais de zéro et que nos propres créations font écho à d’autres, mais ce lien s’arrête là. C’est moi que je raconte quand j’écris. Même quand c’est de la fiction. Même quand j’invente des situations.
Quand on me demande pourquoi j’écris, mes réponses varient. Tantôt j’ai besoin de poser sur papier ce qui hante mes pensées, toutes ces histoires qui m’obsèdent et que je rumine non stop. D’autres fois, j’admets vouloir exister autrement, le papier étant un rempart contre le temps. Je confesse que je souhaite qu’on se souvienne de moi, que je ne veux pas qu’on m’oublie. Mais quand on me demande pourquoi j’écris ce que j’écris, la réponse est plus hésitante, plus fastidieuse :
Quand j’écris, je suis face à un drôle de miroir. Il ne me renvoie pas mon reflet, il est même un peu craquelé et des morceaux manquent. J’écris parce que je pars en quête de ces pièces manquantes. Je crois que j’écris ce que j’écris car je suis à la recherche d’une vérité et même de plusieurs.
Si je devais prendre l’exemple des Enchanteresses, il m’arrive parfois d’avoir des sursauts de lucidité en réalisant qu’une scène ou une conversation qui s’est glissée entre les pages renvoie bien plus à ma vie que je ne l’avais imaginé ou conscientisé. Bien sûr, il y a tout ce qui est volontaire, réfléchi et choisi méticuleusement. Et puis il y a le reste : ce qu’on a refoulé, nié, rejeté et qui pourtant est là, sous nos yeux.
Pendant longtemps je n’ai pas voulu admettre que « mon » Antoine Le Bihan n’était pas seulement inspiré de personnages de fiction que j’avais adorés ado. J’ai connu un « Antoine » (qui, sans surprise, ne s’appelait pas Antoine), aussi privilégié et hautain que le mien, dont le grand-frère a rencontré le même destin tragique. Lui aussi est tombé dans la drogue, lui aussi disparaissait du jour au lendemain pour aller consommer ses merdes et ses parents redoutaient son retour à la maison car l’issue n’était jamais joyeuse.
Cet « Antoine » était verrouillé à double-tour comme celui de mon roman et nous avons fini par nous perdre de vue. Au fond, il portait en lui une souffrance bien trop grande pour que sa vulnérabilité ne puisse s’exprimer sainement. Et à 16 ans, j’étais trop jeune pour pouvoir l’aider. « Antoine » n’avait que ses polos hors de prix et ses mocassins vernis pour faire bonne figure. Tout le reste de sa vie était un champ de ruine et il n’en parlait qu’à demi-mots parce que la vérité était trop dure à raconter. Il la connaissait, mais il ne voulait pas qu’elle se sache. Et moi je voulais désespérément qu’il me la partage, je percevais la fissure qui cachait un trou béant, mais il n’a jamais voulu que je me glisse dedans. Pour toutes ces raisons, « Antoine » ne fut jamais un ami, juste une connaissance dont, au fond, je ne connaissais rien.
L’Antoine des Enchanteresses n’est qu’un exemple parmi d’autre de la vérité que j’ai essayé de raconter et surtout de retrouver avec le peu d’éléments que j’ai à disposition. C’est-à-dire des bribes de discussions, d’histoires dont je n’ai jamais connu la fin, de souvenirs qui se sont effacés et de personnes qui sont parties pour ne jamais revenir.
J’ai hésité à chercher « Antoine » sur Internet, mais je ne suis pas sûre de savoir quoi lui écrire.
Te souviens-tu de moi ?
As-tu entamé cette thérapie qui t’aurait fait le plus grand bien ?
… Ton frère est-il toujours en vie ?
L’an dernier j’ai dévoré le roman Cleopatra & Frankenstein de Coco Mellors qui a résonné en moi plus que de raison.
J’ai lu à Geoffroy cette citation qui m’a touché en plein cœur :
“She was an artist, like you. With a—I don’t know how to say this well—an ego that is large but self-esteem that is small?”
La vérité qu’elle exprime m’a fait glousser.
Je l’ai même photographié, je l’ai caressé du bout des doigts. J’ai réalisé que l’autrice exprimait sur papier ce que je sais tout bas, ce que je n’osais pas dire, cette vérité ancrée en moi et qui pourtant ne parvient pas à sortir. Comme si en la gardant enfouie je ne m’y frottais pas trop. Il fallait que quelqu’un d’autre me la dise pour qu’elle soit plus facile à accepter.
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout,
Sophie G.
(Les prénoms d’Addison et d’Antoine ont été modifiés.)
C’est intéressant ce que tu dis sur comment la vérité peut finir par s’infiltrer dans ce qu’on écrit. J’ai vu une conférence de Nina Bouraoui récemment qui qualifie les écrivains de « vampires » parce qu’ils absorbent les récits de vie de leurs proches en les mélangeant aux leurs - j’en parlais dans cette newsletter : https://open.substack.com/pub/unreveunseul/p/j943-les-ecrivains-ces-vampires
En tout cas merci pour ce témoignage sincère !